Géographie chantier inconscient : une traversée.

Antonia Birnbaum

Jean Denant, Modules XL, 2015, impression sur plâtre moulé, 65 x 50 cm, collection Ikone, Genève

2016 : le travail de Jean Denant est aimanté par certains penchants de la modernité, notamment ceux de la destruction et de la construction. Cela pousse l’artiste à explorer l’étroite relation de l’art à l’architecture, mais il n’y a là rien d’un formalisme : « J’ai toujours envisagé la réalité de mon propre corps à travers l’architecture », dit-il. Les constructions qu’il expose, surtout les installations et la sculpture, se présentent en même temps que les gestes dont elles procèdent, ceux du travail qu’il emprunte à l’ouvrier. Elles incluent les déchets et les saletés qu’elles produisent, elles interviennent dans la matière en l’enlevant, font signe vers les corps qui en habitent la temporalité, affichent l’usure qui les ronge.

Le temporaire, l’extraction se côtoient au plus près. Ainsi du portrait d’un caterpillar, couleurs brunes, grises, soustrait à tout contexte, sauf d’un trou qu’il est en train de creuser, et qui l’accompagne dans sa transposition sur un fond blanc. La peinture montre rarement de tels objets, sauf la peinture réaliste socialiste. Libéré de son assignation au labeur, de sa pesanteur, il flotte dans l’espace vide du tableau, oriente son existence picturale instable en dégoulinant un dripping ajouré. Le trou qu’il creuse pourrait bien être celui par lequel tout va disparaître, tant la représentation que le tableau. Entre temps, pour le spectateur, le caterpillar est devenu un objet aimable, cousin lointain des tanks et autres machines de guerre peintes par Gérard Gasiorowski.

Le cheminement à travers l’œuvre proposé ici ne respecte pas une chronologie, ni ne se prétend exhaustif. Bien plutôt, il traverse les expositions, s’attarde sur certaines récurrences, la carte, les matériaux et les chantiers post-modernes, le geste laborieux, ou encore la cristallisation, la mise en exergue de temporalités précaires.

Jean Denant, Cartographie des processus, 2014, découpe de cloisons, assemblage de placoplatre, vue de l’exposition personnelle Du Temps à l’ouvrage, Lieu Commun artist-run-space, Toulouse, photo Nicolas Brasseur

Du temps à l’ouvrage

En juin 2014, le centre d’art du Lieu Commun à Toulouse présente une exposition de Denant, Du temps à l’ouvrage. À l’étage supérieur, une installation intitulée Cartographie des processus. En l’occurrence, c’est du processus analytique qu’il s’agit. Tout l’espace, fort étendu, est vide. Le domine l’armature métallique du plafond, les longs néons qui y sont accrochés. Aux murs, la première couche en placo-plâtre a été entamée. L’artiste y a découpé des figures géométriques, des cercles, de grands et petits rectangles, des orifices tubulaires. Les morceaux ainsi extraits servent à construire trois meubles à échelle 1. Un fauteuil LC2 Le Corbusier, Jeanneret, Perriand, une chaise Wassily Marcel Breuer, une méridienne Mies van der Rohe. À la tête de celui-ci, une traversière faite de ronds de placo-plâtre. La cloison ainsi découpée évoque tout à la fois une décoration moderniste et la maquette en kit d’un objet en série à construire. La disposition de la chaise à la tête du divan, d’un fauteuil tout près, configure les deux positions de la situation analytique : les entretiens préliminaires en face à face, l’analysant allongé, censé dire ce qui lui vient à l’esprit, et l’analyste assis là où il ne peut y avoir d’échange de regards, écoutant.

Quel rapport de la psychanalyse avec l’ameublement ? Freud était un homme du dix-neuvième siècle vivant dans un intérieur bourgeois, au sens emphatique de ce terme. Un intérieur est une manière d’aménager son appartement avec des traces de soi-même, de l’occuper de son confort, de le cloisonner d’avec le monde environnant. Si bien que toute personne entrant dans un tel appartement, aussi confortable soit-il, se dit immédiatement : tu n’as rien à chercher ici. Tout respire l’identité de l’habitant, ses habitudes sont sédimentées à même les photos, les objets y font office de protection contre l’extériorité. Il y a des paravents, des choses enveloppées dans d’autres choses, épaisseurs de coussins, tapis recouvrant le sol, des œuvres d’art. Bref, c’est l’appartement étui, dans lequel l’occupant se conforte dans son identité.

Installé de cette façon, comme tous les bourgeois viennois de son époque, Freud a pourtant découvert ce qui subvertit d’emblée cette supposée intériorité : l’étrangeté qui nous constitue avant nous-mêmes, la pulsion qui morcelle nos corps, hétérogène à l’intelligibilité, qui nous précipite dans l’angoisse et branche le langage sur ce qui excède sa rationalité, bref : l’inconscient. Et pour frayer un accès à cet inconscient, il a inventé un dispositif de parole inouï, soutenu par une relation de transfert amoureuse.

Vue de l’exposition personnelle de Jean Denant Borders, Galerie Anne de Villepoix, Paris, 2015

Tout comme Freud a découvert une nouvelle extériorité, la modernité architecturale a tenté d’inventer des espaces, des habitations, des meubles, qui ne seraient plus indexés sur l’intériorité. Elle a voulu produire un environnement qui nous étoufferait moins, rendraient les habitudes plus courtes, permettraient des circulations multiples, plus anonymes. Dans ce cadre, Le Corbusier, Jeanneret, Perriand ont même désigné une chaise longue en 1928, la B 306, dont la courbe à détente, proche du corps, semblait tout spécialement conçue pour une séance analytique. Ils l’appelaient une « machine à repos » ; elle est reprise par Denant dans une exposition chez de Villepoix en 2015, elle aussi construite à partir d’une cloison débitée.
Cette installation de Denant propose une nouvelle configuration des cabinets d’analyste, lesquels restent souvent engoncés dans la duplication d’une intériorité bourgeoise. « Cabinet » est ici un euphémisme, tant l’espace en éclate les mesures. Mais oui, se dit le spectateur réjoui en circulant dans ce lieu vide, nettoyé par l’ascèse moderniste, n’est-ce pas là une manière fort pratique d’aménager ce qui est crucial dans le processus analytique, à savoir son caractère essentiellement temporaire ? Dans cet espace trop grand pour la fonction qu’il abrite, il éprouve le décalage entre le corporel et l’intime, s’éprouve comme étant de passage, anticipe la déflagration des significations charriée par les hiéroglyphes rythmant les murs de la salle. Le corps se ré-envisage à travers les désajustements du lieu, à travers la qualité aérienne, amovible du mobilier factice. L’expérience analytique matérialise les interférences du corps et des signifiants qu’il investit. Denant, quant à lui, transpose une nouvelle fois ces interférences, les réinscrit entre les situations corporelles et l’espace mental que l’esprit traverse, disloquant les repères.

Jean Denant, Réminiscence, 2014, bordure de chantier, terre, débris, végétation, installation in situ, 12 x 10 m, vue de l’exposition, Lieu Commun artist-run space, Toulouse, photo Nicolas Brasseur

L’autre volet de l’exposition aggrave cette discordance. À son tour, l’installation au rez-de-chaussée perturbe tout à la fois une proportion — celle du rapport entre l’urbain et le lieu d’exposition — et une chronologie — celle du rapport à l’avenir. Dans l’espace d’entrée, des amas de terre, des morceaux de bois, des briques cassées. Un fragment de réalité d’un chantier urbain a été prélevé et transposé ici, les restes d’un gros-œuvre, s’intitulant Réminiscence. C’est en le traversant que l’on accède à l’installation Second Œuvre, par une entrée déplacée, permettant l’accès des matériaux volumineux. Des grandes plaques de placo-plâtre sont venues se rajouter au bâti, des cloisons existantes ont été enlevées. La disposition du lieu est transformée, selon une inversion de la procédure employée au premier étage. Tandis qu’en haut, les plaques du mur sont ajourées, entamées, ici il y a supplément. Que ce soit pour l’une ou l’autre, les salles elles-mêmes ne sont plus tout à fait à leur place. Sur les plaques sont peints des bâtiments en construction. Les éléments du bâti déploient une ubiquité proliférante : ils constituent simultanément une reconfiguration du lieu, le matériau utilisé et la représentation, un chantier architectural et le chantier du travail de l’artiste sur place.

Jean Denant, In progress 06, 2014, placoplatre, rail, enduit, polystyréne extrudé, peinture acrylique, aérosol fluorescent, scotch, impact de marteau et grattage, 360 x 250 cm, vue de l’exposition personnelle Du Temps à l’ouvrage, Lieu Commun, artist-run space, Toulouse

Les images sont prélevées photographiquement par Denant lors de ses déambulations dans les fabriques d’habitat qui champignonnent aux alentours de Sète. Dans les tableaux, des gris, des couleurs d’enduit, des noirs, reproduisent la palette indécise du bâti des immeubles. Au bas du tableau, le contour surimposé d’une échelle orange fluo fait trace du corps absent de l’artiste qui a travaillé la surface. Sur un autre tableau, des bandes de scotch orange, une surface délimitée en vert fluo déréalisent l’immeuble en y surimposant le réel d’une maquette, d’un dessin de plan. Il n’y va pas à proprement parler de peinture, plutôt d’une capture, de l’image stratifiée d’un temps à l’arrêt, mettant en exergue l’inachèvement à même chacun de ses dépôts.

Dans ces « tableaux » d’immeubles cheap qui ne sont pas encore terminés, on perçoit déjà l’imminence de leur décrépitude prochaine. Au travers de l’œil de Denant, la temporalité triomphante de la modernité, ce qui en faisait un programme, se trouve rembobinée, repliée en une spirale désorientée. À la place d’un avenir en projet, nous voyons ce que Robert Smithson a appelé des « ruines à l’envers », des objets de dégradations futures : l’obsolescence est partout à l’œuvre.

Ce qui intéresse Denant dans cette obsolescence, ce n’est pas de romantiser, sur un mode iconique, formel ou pathique, une modernité en ruine. À vrai dire, la formule à employer serait plutôt celle de « décombres à l’envers ». Car le champ de forces exploré à même l’obsolescence n’a rien à voir avec la lente érosion par le temps caractéristique de la ruine. Bien au contraire, Denant porte avant tout son attention aux zones foncièrement instables où voisinent destruction et construction. Ainsi, il s’agit moins pour lui de remettre en chantier, que de désagréger, de voir et faire voir le formalisme, l’autonomie, le puritanisme de la modernité tomber en poussière. Et à même ce champ de décombres, l’artiste se livre à un inventaire du présent. Il réinvestit l’impulsion post-moderniste pour le simulacre, agence plastiquement le factice, la volatilité des matériaux propres au capitalisme tardif.

Vue de la vitrine extérieure de l’exposition personnelle de Jean Denant Borders, Galerie Anne de Villepoix, Paris, 2015

Du corps au concept

À Lieu Commun, cohabitent sur deux niveaux un espace d’ameublement aux prises avec l’inconscient et un espace pictural aimanté par l’industrie du bâtiment. De telles connexions topologiques sont reprises et reconfigurées autrement ailleurs. En 2015, dans la vitrine de la galerie de Villepoix, l’artiste expose une cloison, un paravent de bois dans lequel sont découpées les morceaux de la chaise B 306 Le Corbusier, Jeanneret, Perriand. La chaise elle-même s’entre-aperçoit au travers des orifices perforés de la paroi. Dispositif approchant celui de Lieu Commun, mais en un autre espace, donnant sur rue : ce qui est proposé comme marchandise au passant, c’est, dans un matériau bon marché, une chaise onéreuse, accompagnée du kit à partir duquel elle peut être assemblée, comme c’est le cas dans le design « prêt à monter » des grandes marques, Ikea, Muji, etc. Un dispositif analytique à emporter, conçu pour les pauvres, mais vendu aux riches pouvant acquérir des objets dans les galeries d’art. Cette mise en vitrine « illumine » le caractère marchand de la psychanalyse, surligne son inscription dans la réalité sociale par l’argent.

Lorsqu’il entre dans la galerie, le spectateur découvre une profondeur nouvelle à cette installation. En fait, il n’y a ici qu’une seule chaise, celle baptisée « machine à repos » par ses concepteurs, mais qui pourrait aussi être « machine à rêverie ». Et ce d’autant plus qu’accrochée sur le mur au plus proche de la tête de la chaise, il y a une petite protubérance, étrange support d’une image froissée, un « nuage de pensée » dans les mots de l’artiste.

Cet étrange objet est le premier d’une série, accrochée à intervalles réguliers dans toute la première salle de la galerie, faisant retour dans la deuxième salle. Trois moments s’y amalgament, sédimentent un processus. Des images photographiques de paysages urbains, de chantiers enregistrés par l’artiste selon un fort contraste du noir et blanc sont prises dans le relief d’un froissage, portent trace d’un geste. Ce froissage saturé d’encre est lui-même bu par un plâtre coulé, puis poncé.

Le photographique est souvent caractérisé pour avoir pris de vitesse le dessin, pour avoir annulé la main. Ici, la main dans son épaisseur de corps s’est réinvitée au cœur d’un processus composite de « développement ». Le spectateur n’a d’yeux que pour ça. Dans les sinuosités de ces petites moulures, dans les torsions et les plis qui ont saisi et déformé la vision de l’étendue, le regard explore, caresse la mémoire d’un geste aveugle, d’une imbrication du tactile et du visuel, parcourt des seuils de lumière et d’opacité. Au contact de la douceur poncée de cette prothèse architecturale, de ce « corps visuel », le regard du spectateur se défait de son confinement contemplatif, redevient lui-même un corps. C’est ce qui rend ces moulures si émouvantes. De briques gondolées à une clôture qui divague, du morceau isolé à une architecture alogique, de paysage froissé en paysage froissé, les moulures défont peu à peu l’intentionnalité de notre regard, lui restituent sa dimension pulsionnelle, où se croisent et se combinent champ optique et champ haptique. Du travail singulier fait par la main à la production mécanisée du photographique, la frontière est inscrite dans l’agencement plastique, au sein même d’une déclinaison irrégulière d’objets en série.
Cette même frontière traverse le travail répété de l’artiste sur les cartes, la mappemonde. La mappemonde, image de chauve-souris aux ailes irrégulièrement dentelées, à l’envergure ouverte, est sans doute la morphologie la plus reconnaissable d’entre toutes, une visualité amalgamée à un concept, un universel dont un plan réel constitue l’image spatialisée, extérieure.

Jean Denant, Mappemonde, 2015, impacts de marteau sur Placomur 360 x 260 cm, vue de l’exposition Borders, Galerie Anne de Villepoix, Paris, 2015

Denant en réalise une première production en Chine. Par une dépense matérielle, rude, il inscrit le contour du monde à coups de marteau dans un mur qu’il éventre. Cette carte au dessin minimal présente une anatomie à reconnaître, non une géographie politique à lire : il n’y a pas de tracés de pays. Les surfaces excavées sont irrégulières, leur profondeur est scandée par l’agressivité du martèlement. Les coups portés relèvent à la fois du gros-œuvre, du labeur physique, et du dessin, de la figuration. Par endroits, des trouées noires, au sol les gravats s’accumulent en tas désordonnés. Ici encore, le résultat se confond avec le chantier qui l’a produit. Plus exactement encore, l’artiste transforme le travail de maçon en « performance d’architecture brutaliste ».

Creusement, enlèvement, voilà ce qui caractérise le travail de sculpture de Denant. Ce dernier renvoie à une méthode de production, par soustraction, mais il nomme également la dimension conceptuelle qui informe toute l’œuvre, et qui est particulièrement prégnante dans les variations autour de la mappemonde. De sa première occurrence, produite en Chine à même un mur, l’artiste extrait un concept. Il désidentifie cette œuvre, non pas évidemment de toute instanciation matérielle, mais de sa coïncidence avec quelque matérialité donnée que ce soit. Il la réactive en plusieurs endroits, problématisant à chaque fois différemment sa localisation. Elle n’est donc pas, comme le voudrait une certaine lecture essentialiste de l’in situ, spécifique à un site, inséparable de sa physicalité. Bien au contraire, sa variabilité conceptuelle est apte à problématiser le musée, la collection privée, la commande publique, donc à travailler les signifiants sociaux dont sont investis les lieux, à en tracer ou en déplacer les limites. Par là même, l’œuvre est aussi pensée dans le rapport à son économie.

Au titre de cette combinaison d’une soustraction physique et d’une extraction conceptuelle, le travail n’est pas sans rappeler une œuvre de Lawrence Weiner, A 36’ by 36’ Square removal to the wallboard or lathing from a wall, 1968. Ce travail reste certes géométrique, à l’instar du formalisme idéaliste dont elle produit la critique. Mais dans la mesure où il consiste à découper un morceau carré dans une architecture, il rencontre nécessairement la réalité sociale, matérielle, qui intervient dans l’œuvre, soit celle d’une demeure privée, soit celle d’une institution muséale.
Le travail de Denant prend explicitement en charge les signifiants sociaux dont l’art est affecté, il en fait une des matières de son œuvre. Invité à produire une œuvre murale lors d’une période de chantier au Musée de l’Homme de Paris, Denant excave une mappemonde comme un « état du monde » sur un mur qui sera recouvert à la fin des travaux. Il abîme l’intégrité du lieu pour y enterrer une image, laquelle habite fantômatiquement le site du musée. Dans une bibliothèque, un fantôme désigne le carton vide placé à l’endroit du livre emprunté, il fonctionne comme auxiliaire d’une mémoire organisée autour d’un absentement. Ici, dans un musée présentant « l’évolution de l’homme et de la société », l’artiste inscrit matériellement l’absentement de son œuvre dans l’architecture, en vue d’une archéologie future.
À la galerie de Villepoix, une mappemonde est creusée dans trois panneaux de placomur, un matériau de doublage du bâti constitué d’un panneau isolant en polystyrène graphité, associé à une plaque de placo. L’artiste « exploite » plastiquement les qualités du matériau : le creusement découvre la strate noire, graphitée, perçant dans le blanc dessiné de la carte, qu’elle constelle de trous énigmatiques. Le tout possède une grande légèreté, et son détachement de l’architecture le rend plus disponible à l’acquisition par un collectionneur privé. De fait, il est tout à fait possible d’affirmer qu’il n’y a pas pour Denant plusieurs versions d’une même œuvre mappemonde. Bien plutôt, cette œuvre est intrinsèquement dispersive. C’est un multiple hétérogène, qui ne déploie sa densité de connexion — matérielle et conceptuelle — qu’en se distribuant à travers ses différentes instanciations.

Vue de l’exposition personnelle de Jean Denant La Travesia, Galerie Rocio Santa Cruz, Barcelone, Espagne, 2017

Plan B

Le site archéologique de Lattès, antique port gaulois disparu de la région de Montpellier et le musée Henri Prades ont invité Denant à exposer ses œuvres dans les salles, à les faire dialoguer avec des objets issus d’un chantier spécifique, celui des fouilles archéologiques antiques. Denant y a proposé une exposition intitulée Plan B. Un plan B, c’est ce dont on s’enquiert quand menace d’échouer le plan A. Autre chose que l’on sait du plan B, c’est que de fait il n’y en a jamais. Quand on le réclame, c’est déjà trop tard, la catastrophe engendrée par le plan A s’est déjà propagée, au point de configurer toutes les coordonnées du problème, d’obturer toute possibilité de le reformuler.

Il n’y a pas de plan B au projet déchu de l’architecture moderniste de loger les masses, rationnaliser les villes en toutes leurs fonctions. Pas de plan B à l’urbanisme et l’architecture qu’il a produit. Aussi ce projet a-t-il sa place dans un musée dédié à « la science des choses anciennes, spécialement des arts et monuments antiques ». Il n’y a pas de plan B, donc le plan B de Denant consiste à présenter une archéologie de la modernité architecturale, à fictionner ses monuments antiques, dans une démarche qui n’est pas sans rappeler Foucault.

On sait que le philosophe produit des coupes horizontales dans différents événements discursifs, qu’il thématise les conditions d’émergence de savoirs locaux et des objets qu’ils constituent, bref qu’il construit une épistémé d’un savoir général à une époque donnée. Toute cette démarche tire son intelligibilité de ce qu’elle envisage toujours cette épistémé depuis la possibilité de sa disparition, telle l’idée de l’homme qui « disparaît comme à la limite de la mer un visage ». C’est exactement depuis une telle perspective de disparition que l’artiste se fait ici archéologue.
Le spectateur parcourant le Plan B se dit soudain que c’est peut être aussi une alternative au plan A d’un musée voué à l’histoire. En faisant ainsi voisiner des vestiges « fictionnels » d’une modernité déchue avec les fragments réels tirés de la cité de Lattès, l’artiste interroge tout autant l’objectivité du regard qui informe la discipline archéologique : qu’est-ce que la science des choses anciennes veut voir en elles, qu’est ce qu’elle y voit ? Quelle part de fiction, quelle incidence des énigmes du présent dans ses reconstructions ?

Parcours du plan B, des œuvres qui partagent provisoirement ce lieu avec la collection. Un monument, au sens le plus simple, matérialise l’insistance d’un passé dans la mémoire, ce qui fait de la tombe l’exemple princeps du monument. Au musée l’artiste a fabriqué et disposé un étrange monument funéraire à la mémoire de la Charte d’Athènes, charte résultant du quatrième congrès international d’architecture moderne (CIAM) en 1933, destinée à rationaliser l’urbain, rédigée sous l’égide de Le Corbusier. Cette charte donne également son titre à l’œuvre, qui en compose le tombeau.
Dans la grande salle, six colonnes de béton à hauteur d’œil terminées par une modélisation de six grandes cités d’urgence bâties durant les Trente Glorieuses. Deux vues se proposent : depuis la mezzanine, on a une vue en plongée sur ces cités, tels des microcosmes se reflétant l’une l’autre. De plain-pied, des colonnes brutes, massives, sont coiffées par de minuscules architectures urbaines qui font corps avec elle. Encore une fois, il y a disproportionnalité. Ces colonnes de béton, il y en a absolument partout aujourd’hui, ponts d’autoroute, bâtiments publics, gares et aéroports, bâtiments privés, centres commerciaux. Ce qui de la modernité architecturale s’est imposé dans nos paysages, le support en béton, sert ici de stèle pour les maquettes d’une urbanité jugée comme ayant échoué à produire des vies vivables. Cités d’urgence, qui malgré leur mise à l’index, continuent elles aussi à proliférer.

Trop grandes, uniformes, anonymes, froides : les jugements portés sont accablants. Denant se tient éloigné de cette condamnation. Artiste, il a fait sien l’adage adornien : « Par la seule abstention de jugement, juge l’art », Nur durch Enthaltung vom Urteil urteilt Kunst. Miniaturisées, assemblées entre elles, ces cités-fragments matérialisent l’image d’une étrange alliance, comme jadis les cités grecques alliées dans la Ligue de Delos. Alliance précaire, révélatrice d’une mémoire autre.
Car la ZUP moderne, aussi terrible soit-elle comme logement, a crée des rues dans les fenêtres desquelles s’est reflété comme nulle part ailleurs non seulement la souffrance et le crime, mais aussi le soleil du matin et du soir, les lumières artificielles dans leur triste grandeur, et l’enfance de la cité a de tout temps tiré de la cage d’escalier et de l’asphalte des substances aussi indestructibles que le petit enfant a tiré de l’appartement bourgeois et des commerces. A cet égard, il n’est sans doute pas anodin que Denant, qui « envisage la réalité de l’architecture à partir de son propre corps », ait passé toute son enfance dans une ZUP, celle de l’île de Thau envahie par le soleil méditerranéen, avec vue sur un étang marin.
Court-circuitant l’extériorité d’un jugement fort consensuel, l’artiste rend hommage à la perception et la force universellement quelconque du monde de la pauvreté urbaine, aux multiples possibilités que formulent les enfants qui y grandissent. Bien plus, l’ensemble de son travail artistique, notamment dans ses choix de matériau, rejoint cette pauvreté qui conditionne déjà nos existences, en déploie les ressources plastiques, affirme ce qu’elle a d’irréductible.

Dans la salle du bas, une œuvre en coffrage de bois tirée d’une série Fondations. Ici, la gravure représente un sous-bois touffu, où serpente un chemin, où bruissent les végétations. Scène au diapason du labeur patient, solitaire, qui creuse le dessin. Sauf que la marque du fabricant de contreplaqué est apparente et qu’elle cadence régulièrement toute la surface en un rythme visuel indifférent au motif qui s’y décrit.

Deux marquages à contre-emploi d’une même surface qui est à la fois pellicule et strate, deux procédés hétérogènes : l’un, manuel, produit le dessin en creusant, l’autre commercial, reproduit le logo en l’imprimant. L’enlèvement fait revenir la mémoire du bois dans un matériau reproductible, la pluie rythmique du logo met en exergue la réification qui structure « l’image de la nature », voire toute image. C’est avec de tels composites, dans leurs dérivations, leurs mises en pièce, leurs agencements qu’opère Denant. Traversant les miroirs successifs des signes, des perceptions, des matières, il en floute d’entrée les processus, en chaotise les fonctionnements réguliers.

Le parcours se poursuit en haut. Sur la mezzanine de la grande salle, un socle au sol. Y est posée une couche découpée de mousse rigide striée où l’on devine la figure d’un plan. Les morceaux s’en détachent en formes géométriques simples, produisant des fragments d’abstraction potentiellement infinis. La volatilité du matériau, l’indifférence des segments relativement au dessin suggèrent de manière assez jouissive la dilapidation de la mémoire, faite d’une dispersion incessante de bribes indistinctes, de traces insignifiantes. Dans un musée archéologique, lieu de conservation, cette pièce « blanche » rend hommage à la puissance d’oubli, source de tout processus mnémonique.

Bordant une fenêtre, baignée par la lumière du jour, une œuvre intitulée Anarchitecture, hommage explicite à Gordon Matta-Clark. Placo-plâtre creusé d’une image en négatif, blanc sur fond gris, de barres d’immeubles. Au premier plan, des impacts de marteau effaçant le dessin ont produit une surface rugueuse, irrégulière. Gravure ou sculpture, image ou volume ? La lumière rasante, latérale, accentue encore cette différence. Ici, la blancheur illuminée de ce massif de barres, pouvant selon leur principe être édifiées n’importe où, fait trait d’union. Elle projette la qualité matérielle du site extérieur au dedans de la bâtisse.

Parcours terminé. Le programme d’une modernité s’est reflété dans sa liquidation. L’univers mémoriel d’un chantier de fouilles s’est reflété dans le fictionnement d’une modernité disparue. L’hypothèse de départ s’inverse. Non seulement le plan B existe, mais il existe parce qu’en vérité il n’y a jamais de plan A. Une époque n’est jamais autre chose qu’un chantier, qu’elle soit en construction ou en reconstruction. Dans l’effort de cohésion historique, dans l’artifice des œuvres, l’inachèvement n’est pas limité aux lacunes, c’est sur tous les points, sur chaque point, l’impossibilité de l’état dernier.

Jean Denant, Constellations, 2016, installation, assemblage de debris du camp de Rivesaltes, Jardin Antique méditerranéen, Sète

« La mer, la mer, toujours recommencée ! »

La mer, le soleil, la qualité aride et sèche du pourtour de Méditerranée : cette géographie instruit le travail de l’artiste, y compris dans sa dimension politique. Près de Perpignan, le camp de Rivesaltes. D’abord construit comme camp militaire, il a ensuite été un camp de détention des Espagnols, juifs, tziganes. Appelé le « Drancy de la zone libre », sous contrôle du régime civil de Vichy, ce camp a été pour nombre de ses détenus une des stations funestes dans une destination funeste, meurtrière. S’y côtoyaient une vingtaine de nationalités, des hommes, des femmes, des enfants. Bien plus tard, il a été un camp de logement provisoire pour les harkis. Désormais vide, un de ses îlots est devenu un monument historique.
Denant y a récupéré des débris, des morceaux de briques, des parpaings, s’en est servi comme un matériau dans lequel il fabrique des pots. Pots « mal faits », bancals, ce sont des agglomérations brutes, liant entre eux par d’épaisses rigoles de ciment des morceaux de brique aux contours brisés, irréguliers. Les formes et tailles des pots divergent selon l’aspect des morceaux utilisés. Il y en a de ventrus, de plus élancés. Objets maladroits, improvisés, ce sont de fausses « terres cuites » qui peuvent faire penser soit à des pots de fleur, soit à des urnes : ils charrient une mémoire du désastre, mais sans nécessairement imposer cette mémoire. Au Jardin méditerranée antique de Balaruc, l’artiste en a disposé 23 — le nombre de pays qui jouxtent la Méditerranée — dans un amphithéâtre baigné par la chaleur, la lumière, inséré dans la végétation du jardin. Leur disposition au cœur de ce vide ensoleillé forme une constellation : « terres cuites » posées à même la terre, leur assemblage renvoie au ciel. Ailleurs, chez de Villepoix, trois pots de grande taille sont exposés : dans l’un d’eux pousse du Yabeca, banale fougère que l’on trouve dans tous les appartements. Dans ce contexte, elles ne sont plus forcément liées à une mémoire précise. Néanmoins, leur côté « déglingue », leur présence insistante contraste avec le lisse effacé des pots de fleur produits en série. Il signale « qu’il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark ».

Jean Denant, Mare nostrum, 2016, inox poli miroir, jardin des Tuileries, ciel, 430 x 200 cm, vue de l’exposition Fiac hors les murs, Paris, Galerie Anne de Villepoix, 2016, collection Fondation Raja-Danièle Marcovici

En 2014, à la FIAC hors les murs, l’artiste produit une œuvre à l’extérieur, une étrange flaque réfléchissante posée à même le sol, à côté de l’allée centrale du jardin des Tuileries : Mare nostrum. C’est une découpe dans un miroir aux contours de la mer Méditerranée, présentée à la manière d’un continent pour lui-même. On distingue peu à peu la silhouette familière de la botte d’Italie, puis le Péloponnèse : la Méditerranée, mer calme, intérieure, lieu d’antiques empires disparus, d’échanges, de guerres et de conflits.
Les pays sortent du cadre, se diluent dans la végétation. Au cœur d’un lieu fortement balisé, un jardin urbain, s’ouvre un espace contemplatif : une rencontre liquéfiée des infinis, qui réunit le ciel et la terre. Le regard du promeneur est magnétisé par une horizontale qui fuit de partout, mêlant les éléments au gré de la lumière, de la météorologie. Là où s’efface l’érectile de la sculpture, surgit une strate plus archaïque, quasi magique, du monde, une perception ayant mémoire de l’environnement. La connexion indistincte du ciel et de la terre connecte corporellement à la pensée. On pense à Stalker de Tarkovski. C’est la dimension de son travail que Denant nomme existentielle, mais que l’on pourrait aussi qualifier de métaphysique.

Toujours en 2014, l’artiste réalise une commande publique de la ville de Sète, La Traversée. Encore une fois, une découpe dans un miroir aux contours de la mer, cartographie des côtes méditerranéennes, mais placée à la verticale. Elle est apposée sur un bunker allemand abandonné à Sète depuis la Deuxième Guerre mondiale, sur une route au bord de la mer. Trouant le bunker aveugle d’un horizon infini déplacé, la mer se réfléchit dans le miroir, ainsi que les passants. Le dos à la mer, on se voit face à la mer.
Voilà la carte d’une mer déterritorialisée, cosmopolitique, inassignable à tel ou tel peuple, espace d’une géographie partagée. En son image détourée, détachée des terres, la mer Méditerranée, masse de calme bleu ensoleillé, fait signe vers un espace de circulation des hommes par–delà les frontières. S’y miroite l’étincelle d’utopie, l’excès sur le réel que libère l’art de Denant : « Certains transmettent les choses en les rendant intangibles et en les conservant ; d’autres transmettent les situations en les rendant maniables et en les liquidant. Ceux là comptent au nombre des caractères destructeurs. Aux yeux du caractère destructeur rien n’est durable. Comme il voit partout des chemins, il lui faut partout les déblayer. Aucun instant ne peut connaître le suivant. Il démolit ce qui existe, non pour l’amour des décombres, mais pour l’amour du chemin qui se fraie en elles. »

Texte paru dans la publication Jean Denant, éditions Analogues, Arles, 2016