Le pressentiment d’un ordre.

Daniel Saldaña Paris

La photographie, en tant que production d’images conventionnellement belles, ne m’intéresse pas, ni en tant qu’expression d’une idée préconçue par le photographe – c’est-à-dire, une photographie instrumentale, absolument sûre d’elle-même. Ce qui m’intéresse de la photographie c’est ce qu’elle tient de l’essai, d’une pratique à travers laquelle une personne apprend quelque chose de nouveau sur le monde ou sur elle-même. La photographie de María Fernanda Sánchez-Paredes appartient à ce genre de l’essai. Son regard ne se complaît pas dans des lieux communs, ni n’impose une conviction cherchant à nous persuader. Chaque image nous est offerte comme le registre d’une découverte personnelle, comme le document d’une intuition localisée. J’aime penser que, lorsqu’elle a pris chacune de ces photos, María Fernanda trouvait, avant tout, du plaisir dans cette émotion extatique qui survient avec la compréhension d’une signification nouvelle, avec le pressentiment d’un ordre. Que le registre de cet heureux processus soit partagé avec nous sous la forme d’une photo est presque secondaire.
Non seulement chaque photo est le témoignage d’une découverte, mais en plus, parmi la séquence d’images de Dédalo, il est possible de débusquer un air de famille : ce qui y est montré est un certain type de découverte, une série d’intuitions liées, en chaîne.
L’édition est aussi importante que l’instant photographique : elle organise les découvertes, elle aide à trouver des parentés cachées entre elles. Il faut remercier María Fernanda de ce qu’elle ne tombe pas dans une édition thématique ou prévisible: nous ne pouvons pas dire que nous soyons devant une photographie sur quelque chose – sur la nature ou sur l’architecture, d’une manière restrictive. Il n’est pas non plus possible de cataloguer María Fernanda en tant que photographe de paysage. En tout cas, s’il faut que cette photographie soit sur quelque chose, elle est sur le monde et sur l’histoire de l’art : sur les clins d’œil que le destin semble semer petit à petit sur notre chemin, en attendant notre exégèse, et sur les œuvres qui, à d’autres moments de l’histoire, ont affronté un défi similaire de cartographier l’étonnement.
Parce que bien qu’il ne s’agisse pas d’une photographie thématique, il y a une continuité, des questions qui réapparaissent et délimitent un terrain. D’une part, le paysage habité, la recherche sur ce que l’être humain fait avec la nature : sa manière de la représenter, de l’imiter, de la cacher ou de se cacher derrière elle. Le camouflage et le mimétisme, l’architecture comme stratégie de dissimulation.
Mais, d’autre part, au-delà des idées, il est important de signaler que dans les photos de María Fernanda il y a des histoires, ou des squelettes d’histoires, plutôt; des narrations absurdes, racontées avec le minimum, presque de petits contes. Pensons au Musée du Louvre I (2014), où plusieurs touristes se retrouvent soudainement transportés sur Les noces de Cana de Véronèse. Ou dans Jardin des Plantes (2015), où nous voyons un arbuste imposant et luxuriant qui, par la grâce d’un ruban de démarcation policier, a un air presque suspect, comme si les plantes elles-mêmes étaient non la scène mais les sujets impliqués dans un crime.


Quelques titres de la série font référence aux lieux où, vraisemblablement, les photos furent prises. De tels toponymes tracent une carte personnelle, une sorte d’atlas où l’auteur marque, comme avec des punaises les lieux où elle a repéré des animaux fantastiques. Seulement, en l’occurrence, ces animaux sont plutôt des formes : des compositions précises découvertes avec discernement. Ces compositions, à leur tour, dialoguent ouvertement avec d’autres de l’histoire de l’art, du cubisme analytique (Toits de Paris, qui pourrait rappeler Maisons sur une colline de Picasso, ou l’une des villes de Braque), au Bauhaus (le Château de Vincennes comme évocation du bâtiment du Bauhaus de Walter Gropius à Dessau, dont l’image la plus iconique le représente depuis un angle très similaire), en passant par un hommage plus explicite à l’avant-garde russe, dans Zadkine. Et c’est grâce à ces références à l’esthétique de certaines avant-gardes que la série devient, au-delà d’une carte, une pinacothèque personnelle.
D’un côté, alors, intuition, découverte ; de l’autre, un clin d’œil à plusieurs propositions esthétiques-historiques qui privilégièrent aussi la trouvaille et le pressentiment d’un ordre. Ce double terrain dans lequel elle joue donne une profondeur rare à l’œuvre de María Fernanda Sánchez-Paredes, et la situe dans un espace différent : non seulement on assume que la photographie soit un art contemporain, mais on assume aussi sa différence par rapport à d’autres pratiques : elle réside dans sa capacité narrative et son potentiel en tant qu’outil pour penser l’historicité des formes esthétiques.
Dédalo poursuit et radicalise une recherche qui existait dans l’œuvre de l’artiste depuis longtemps, dans des séries comme Latitudes ou Apertura. Mais le regard a changé de stratégie.


Les répétitions, qui construisaient un rythme visuel très caractéristique dans ces travaux-là, nous apparaissaient d’une façon peut-être plus évidente (par l’usage des contrastes et le choix du format dans Latitudes, par une post-production plus importante dans Apertura), tandis que dans cette série-ci, il paraît y avoir une fragilité dans la découverte, comme si l’artiste avait compris que ce qui importe dans une toile d’araignée est non seulement sa perfection géométrique, mais aussi le fait qu’elle peut se briser avec le vent.
Cet apprentissage et cet enseignement que je trouve dans l’œuvre de María Fernanda, et en particulier dans cette série, réveillent en moi une affinité esthétique profonde et touchante. Comme registre, carte, rassemblement d’histoires, pinacothèque et catalogue d’intuitions, Dédalo interpelle depuis de très divers et intelligents angles celui qui regarde.


Traduit de l’espagnol par Saga Esedín Rojo