Rencontres infinies, exhibition, Chartreuse, Villeneuve Lez Avignon, France
2023
Chartreuse, Tour Philippe-le-Bel, Fort Saint-André, musée Pierre-de-Luxembourg in Villeneuve Lez Avignon, France
Invited by the Frac Occitanie Montpellier, France
Au musée Pierre-de-Luxembourg, l’exposition s’ouvre sur l’œuvre Somewhere between ruin and dream, cela aurait pu être le titre de l’exposition mais Lucie Laflorentie a préféré Rencontres infinies, celles qu’elle a faites en arpentant les lieux, à l’écoute des histoires qui se racontent et imprègnent les murs, celles qui se disent aux contacts des personnes qui les habitent, les ont habités ou simplement traversés. Son travail se mesure à l’espace des lieux mais se nourrit de l’accumulation des strates et des signes, d’une mémoire en profondeur. L’artiste aime multiplier les points de vue, son regard a besoin de se déployer sur de nouveaux territoires pour créer de nouveaux paysages.
La série prend la forme de pièces autoportées incluant des blocs sculptés ou naturels. L’image se déplace vers le volume et la fragmentation des plans répond à celle des pierres. Leur inclusion rappelle l’extraction dont elles proviennent, irréductibilité de l’original et du contexte d’origine. Pour Lucie Laflorentie, les forces plastiques sont matérielles et elles organisent la matière afin que le virtuel et la pensée s’incarnent. Dans ce travail, le réel est plus que jamais l’objet d’une fiction.
Dans le parcours l’un se faisant multiple, nous retrouvons cette série au Fort Saint-André et à la Tour Philippe Le Bel. L’artiste nous invite tout comme elle, à explorer les lieux, à découvrir ce qu’il y a de commun entre les temps et les pays, et à en partager les singularités.
Selon cette même logique à l’étage, deux Édition béton mettent en scène l’histoire comme un destin commun. Ces polyptyques condensent en un tableau l’histoire de la pierre, d’Étretat à Sens, de Pompéi à Carnac, d’Annecy à Rome, comme une forme d’éternité.
Dans un mouvement continu, chaque image déposée dans un écrin de marbre et de béton, glisse vers l’autre suivant l’ondulation d’une ligne de crête dessinant un paysage unifié.
À nouveau sont liés dans une même pièce les matériaux qui constituent et construisent le pays, ressources naturelles et ingénierie humaine, patrimoine naturel et culturel, poudre de marbre et béton. L’œuvre crée un lien intrinsèque avec son sujet, tout en questionnant ses représentations, les croyances qui s’y rattachent, ses déclinaisons dans les monuments historiques, en tant que matériaux de construction ou dans son élément. Édition béton et son inventaire photographique très 19ème joue également avec les contrastes, entre préciosité de l’argentique et images d’Épinal, entre caractère brut des agrégats et sensualité du marbre.
Dans la salle du couronnement, le motif et la couleur font leur apparition avec Les Papiers brûlés. Ils sont intimement liés aux souvenirs d’enfance de l’artiste, ceux des traces fantômes laissés par les outils agricoles déposés dans l’herbe puis enlevés, révélant une surface brûlée et jaunie. Les couches visuelles s’entrecroisent pour sortir des décombres et rendre visible la forme, corps absent et pourtant sensible. La fibre noircie, puissante et nuancée, rappelle la disparition et l’éphémère alors que les aplats de rose ou de bleu,lumineux, affirment leur présence.
Dans la salle suivante, les essentiels, pigments de couleurs acidulés ou pastels, poudre de marbre, ciment et plâtre, se retrouvent dans le Motif échapper, abstraction organique ici jaune et blanche. Au-delà du sujet, le panneau lisse et velouté figure un espace mental. La surface a une profondeur, elle sort de ses limites et appelle le regard à aller plus loin par la pensée.
À la Chartreuse, Lucie Laflorentie a produit des pièces en lien direct avec le site et la ville de Villeneuve Lez Avignon, marqués au 14ème siècle par la présence des cardinaux et du pape et de fait d’une forte activité alentour.
Aussi dans un mélange indiscernable entre le réel et l’imaginaire, entre le déploiement des matières naturelles ou fabriquées, des éléments organiques ou architecturaux, l’artiste introduit les signes du langage et la marque des hommes.
Dans la salle du chapitre donnant sur le petit cloître, plusieurs bas-reliefs sont issus de moulages de pierre et de fragments anciens sculptés, alors que d’autres portent l’empreinte de grilles industrielles ou de tomettes en terre cuite. Les sculptures se marient au flux circonstanciel du temps et livrent un premier indice de l’activité humaine dans ce lieu unique de la Chartreuse où l’on administrait et délibérait en communauté.
Plus loin à la bugade se déploie un ensemble en rapport avec le savoir-faire et l’interdépendance de la main et de l’esprit. Une série d’œuvres incluent des marques de tâcheron prélevées sur les murs des monuments, allusion en filigrane à ce qui est souvenu et à ce qui se présente comme oubli. Lucie Laflorentie a un grand respect pour les artisans et les gestes ouvriers. Avec harmonie, les signes de cette présence/absence remontent à la surface et s’ajoutent aux évènements plastiques pour donner une autre épaisseur à la fabulation créatrice. Ils matérialisent en quelque sorte l’entrée du signifiant au monde. Les différents plans renvoient aux plis du paysage où viennent se repositionner l’esprit des tâcherons. Dans ce réseau et cet espacement se logent à la fois l’être en commun, le passage et le partage.
Ce point de contact entre le dehors et le dedans, entre l’espace clos de la Chartreuse et ouvert du territoire, s’articule de manière plus spectaculaire avec la grande dalle dressée dans la salle du puit. La peinture et la sculpture sont à nouveau intimement liées dans un geste minimal. La matière vivante à la texture poreuse attrape la lumière pour mieux révéler la forme, mise en abîme de la fenêtre dont elle découle. De l’autre côté figure une géométrie vibrante, fusion de la roche et de la muraille du Fort visible de là. La surface lisse et douce invite à la caresse alors que l’aplat blanc accepte une mémoire virtuelle d’images, de signes et de symboles.
Les papiers brûlés au chalumeau réapparaissent en grand format. Encore plus visible la combustion de la matière, le dépôt de couleurs dans les creux, une fois les galets posés puis retirés. Les fantômes s’animent et créent le motif.
À l’étage, les marques de tâcheron sont également représentées parfois gravées à même la cimaise. Tandis que la salle du séchoir accueille une cascade de copeaux de bois d’un rose délicat*. L’extérieur dégorge à l’intérieur, beauté du matériau brut et clin d’œil aux multiples actions humaines qui ont uni et unissent ce territoire, donnent vie à ces lieux, à l’instar des artistes invités en résidence aujourd’hui. L’essence de l’activité des hommes et des femmes recompose le paysage, le visible, les rapports entre faire, être et voir.
Une feuille d’or posée à même le mur donne l’indice que quelque chose de précieux se joue, humblement, du côté du sacré.
L’architecture sévère du Fort Saint-André, nous retourne et nous renvoie quelque part entre ruine et rêve, où persiste la catastrophe, la destruction, l’accident et les outrages du temps. Un autre paysage du pays du monde s’impose. À la tour des masques, le fragment devient une fin, il expose et introduit des lignes de fracture dans le corps collectif imaginaire. Colorés, les gravats tombés du ciel tiennent tout seul, image même de la fragmentation de sens qu’est l’existence, ouverture, béance, fracture, qui distend et déchire, infini frayage, geste de l’art qui résiste et se répète.
Les vieux murs effondrés disent le temps et l’éphémère de toute chose. Cette pièce parle de destruction autant que de construction, le matériau réemployé, pauvre de lui, montre le processus du temps à l’œuvre.
Dans une salle tout en pierre, petite et lumineuse, une peinture brûlée fait lien avec les autres sites. Le dialogue entre le geste et la matière est perceptible, l’expérience sensible et immédiate. De représentation en représentation notre monde s’organise.
Des images enregistrent les couleurs d’un rayon de soleil pendant l’arrosage d’un champ, magie de l’instant immortalisé par l’œuvre. Cet arrêt du temps renvoie à quelque chose d’originel, l’arc-en-ciel éternel faisant écho à notre statut fondamentalement poétique.
Dans la grande salle du four, un mur entier barre l’espace en diagonal. Les parpaings forment un bloc dense et opaque. Le béton peut séduire comme nous l’avons vu précédemment mais il peut aussi étouffer, envahissant de manière sauvage nos villes, villages et campagnes. Les erreurs demandent réparation. Ruine en action est une œuvre hybride à double face. Les histoires sont multiples et réunies en un geste qui associe cette fois architecture, sculpture et peinture. La relation au paysage ne peut s’affranchir des questions d’environnement, de mémoire et de territoire, ici dans un langage intemporel, riche et généreux.
(…)
Extrait du texte Lucie Laflorentie - Paysages du pays du monde, de Céline Mélissent, pour le dossier de presse de l’exposition Rencontres Infinies, Frac Occitanie Montpellier