De l'avant, de l'après, remonter les rivières.

Amentia Siard Brochard

la première fois que depuis la voix de Laura
me sont parvenues quelques particules radioactives
les mots m’ont piquée au vif
décontenancée que depuis Toulouse, notre point de rencontre à travers la part sombre que les courants transportent
on puisse me ramener à l’eau supée au lit de la rivière
aux fraîches éclaboussures des baignades de jeunesse

Dans ces circonstances initiales, Laura Molton était cette inconnue, parlant à quelques kilomètres de la maison d’une dimension aussi invisible qu’inouïe.
J’ai grandi plus au Sud de la péninsule. Ma famille ne flirtait pas vraiment avec la fission ni le retraitement. On vivait aux côtés du rayonnement dans une relative indifférence. Les échos gravitaient principalement autour des pères de quelques amies qui avaient de bons postes, là-bas, plus en haut.
La chose devait quand même nous préoccuper, car au collège en cours d’arts plastiques avec ma meilleure copine Charline, on avait présenté notre première installation miniature : dans une ancienne boite de chocolats transformée en aquarium traînaient algues et déchets sur une mini plage de graviers.
Au fond de l’eau, l’effervescence.
Nous avions dû en vider des cachets d’aspirine, tubes entiers prélevés dans les armoires à pharmacie de nos grands-parents. Tout ça pour maintenir l’ébullition, ne pas compromettre la démonstration d’apocalypse à la classe.
La maquette bouillonnait de toutes nos peurs inavouées face à une menace aussi latente que lointaine.
Puisque forcément on se disait, si ça explose pas, tout va bien.

Par contre, certains mots nous étaient plus familiers.
Ils rôdaient dans notre entourage.
Hypo et hyper accompagnaient les conversations de santé, les petites nouvelles. La thyroïde nous rendait curieuses de savoir à quel clan nos mères, nos grand- mères, nos tantes appartenaient. Nous aimions la binarité, simple comme leur maladie, courante comme leurs dérèglements.
Nous n’avions pas imaginé l’origine du mal dont elles souffraient, nucléaire était soufflé de voix en voix, au milieu du café et des gâteaux secs.

Mes maigres connaissances, étoffées sans aucun reste par le BAC S, en étaient restées à ce stade lorsque j’ai rencontré Laura.

fâchée de constater mon ignardise
sentant mon terreau pris d’assaut
pécore à haute méprise
Mauvaise foi tapie dans bottes en caoutchouc
Moi pensant qu’elles n’évitaient qu’aux pieds de prendre l’eau Trempée d’hostilité

La brouille fut inévitable.
Heureusement quelques jours plus tard, le dialogue se rouvrait pour ne jamais se clore. J’inscrivais Laura Radioactive dans mes contacts. Elle planifiait une nouvelle visite dans le Cotentin. Une venue sans retour. L’idée de son installation me rassurait. C’est précisément ce qui m’avait contrariée la première fois : cette tension géographique.

En matière de film documentaire, Game girls1 était ma référence.
Alina Skrzeszewska avait passé près de quatre ans dans le quartier Skid Row de Los Angeles, à vivre dans une chambre d’hôtel vétuste et organiser des ateliers d’art avec les femmes du quartier, quatre années à recevoir autant qu’à donner, laissant patiemment apparaître les silhouettes des futures actrices, irrévérentes, impulsives, crues.

C’est pas comparable, mais ça donne du sens quand on reste.

De la brouille originelle sont nés de l’espoir, de l’attente, de l’impatience. J’imaginais Laura contrecarrer mon esseulement face à des intuitions que j’arrivais à peine à formuler. D’ordinaire, lorsqu’elles se coordonnaient en questions, leurs réponses oscillaient entre déni et fatalisme. C’est comme ça, que veux-tu, ça donne du travail, t’es contente d’avoir de la lumière et prendre des douches chaudes, tu crois qu’elle vient d’où l’électricité.

Balayées en quinze secondes chrono
KO suprême sur le rendement des éoliennes

Ces ripostes, abrégées, résignées, m’essoufflaient.
J’appellerais ce manque d’air, l’art de se détourner des sujets qui fâchent. Quand on devient en âge de se comprendre.
Stratégie d’évitement.

dans un nous déjà distancé par ma présence en pointillés
entre ces points des fossés
dans ces fossés des rafales
les dialogues faussés donnent l’illusion d’être à la pointe de Jobourg de laisser aller les paroles au loin avant même qu’on les prononce

Les masses d’air nous doublent en figeant les silences incompris. Si proches Les Hauts de Hurlevent2 des landes du Yorkshire, d’Emily Brontë à Andrea Arnold, là où le vent siffle les choses qu’on tait.

Sauf qu’au fur et à mesure que Laura creusait la matière au seuil de l’infra, mois après mois, elle réenchantait méticuleusement le sol que je ne voyais plus.

En-chanter, d’après la philosophe Jane Bennett, « c’est entourer d’un chant ou d’une incantation (…) faire tomber sous le charme d’un refrain magique, emporter dans un courant sonore ».

Si le courant sonore provient d’un puits qui s’entrouvre et laisse échapper les premières paroles encore inaudibles du film, ce sont cinq couplets qui nous aspirent dans son enquête. Cinq blocs, tantôt éclatés dans l’espace comme ici au Point du Jour, tantôt soudés en une version qui reprend davantage les codes du cinéma. C’est par cette dernière que j’ai remonté les rivières l’an passé à La Cherche.

Une quête s’immisce au cœur des flux et reflux gravitationnels, elle fait de ce film une expérience plus que toute chose. Bientôt, la densité l’emporte, la caméra plonge sous son propre poids et rase ce que l’œil même ne peut atteindre, les surfaces agitées d’un liquide aussi mouvant que fuyant. Puis l’histoire s’allège en murmures qui nous transportent non pas dans un avenir post-apocalyptique, mais en un bruissement, en un craquement léger et familier, dans le réconfort de voix patoisantes.

bouleversée d’accéder à un chant sorti de ma vie
un flow d’intonations redoutablement chaleureuses prend des airs de retour au pays sans que ce pays là n’existe encore

Le patois, qu’on accroche, qu’on traduit, qu’on aime, qui glisse lui aussi entre les mains. Faute de temps, faute au temps qui s’est glissé entre nous et les bouches desquelles il sortait par réflexe.

Il y a quelque chose d’indicible dans remonter les rivières, quelque chose qui appartient au langage vidéo, c’est proche d’une sensation et en même temps technique, je vais essayer d’en témoigner.

Survolant la linéarité temporelle de nos présences face à l’écran, au cœur des ondes sonores, seconde après seconde, d’autres temps nous parcourent et nous donnent des frissons. Je ne parle pas des temps qui se présentent comme des sujets bien installés dans la chronologie. Ceux-là sont clairs, documentés, ils pistent les recherches de Laura tout comme Laura les a longtemps pistés.
Non, il s’agirait d’un espace-temps fantomatique, discret, décompressé,
qui m’a donné la sensation que le montage n’en était que la partie émergée.
Les cut, des alibis, au fond tout coule dans ce film, on devient liquide, on devient poème de Côtis-Capel3 , comme emportés à contresens de l’Histoire.
Cette Histoire qui domine et enterre les singularités, les résistances, les langues qui fourchent sur des mots noirs sur blanc.

C’est sans doute une des raisons pour lesquelles remonter les rivières ne m’a pas fissuré, ne me tiraille pas. Elle colmate les non-dits par du réel sous-jacent, à dose d’archive, d’éprouvette, d’écoute, d’analyse. Elle est tout autant témoin que témoignage, comme sa réalisatrice qui par le creusement, avec sa caméra, amène de la lucidité. De sa racine lux, lumière, composante essentielle dans l’apparition des images.

Aussi sûre que la mousse asséchée éclot à nouveau sous les gouttes d’eau, les enfants continueront de s’éclabousser, leurs corps en tornade,
éveillés par le piquant des ruisseaux.

Texte composé d’après l’installation vidéo remonter les rivières de Laura Molton

Author

Notes

  1. Game Girls, film documentaire 2018, Alina Skrzeszewska
  2. Les Hauts de Hurlevent/Wuthering Heights d’Emily Brontë, roman paru en 1847, adaptation filmique Andrea Arnold en 2011
  3. Haro, poème de Côtis-Capel paru dans le recueil en langue normande Les Côtis 1985