Guilhem Roubichou, Comment faire des fleurs avec du goudron.

Thomas Golsenne

Guilhem Roubichou, Dernière brise, l’horizon des évenements, 2022, installation, dans le cadre du Prix Mezzanine Sud, Les Amis des Abattoirs, Musée - Frac Occitanie Toulouse, photo Franck Alix

Guilhem Roubichou appartient à une génération d’artistes dont la pratique relève de ce qu’on peut appeler le bricolage. Ce n’est pas seulement le plaisir de faire soi-même qui entre en ligne de compte ici, même si c’est une dimension importante de ce type de pratique. Tel que Claude Lévi-Strauss en a fait la théorie, dans La pensée sauvage, le bricolage se définit surtout par un certain rapport entre l’idée et la réalisation, que l’anthropologue distingue de la manière de procéder mise en œuvre par l’ingénieur. Le travail de l’ingénieur suppose en effet de séparer la phase de conception, dont il a la charge et qui se matérialise sous forme de dessins, aujourd’hui réalisés par ordinateur, et la phase de production, qu’il délègue à d’autres, aux ouvriers et techniciens, aux machines et aux robots. Dans ce genre de procédure, la réalisation matérielle doit correspondre exactement au projet défini initialement ; tout écart ne peut être considéré que comme un échec ou du moins une anomalie. La production est mise au service de la conception. La plupart des objets produits par l’industrie sont réalisés de cette façon, mais aussi les projets conduits par les architectes, les designers et un bon nombre d’artistes plasticiens, qui délèguent la production de leurs idées à des techniciens spécialisés. Pour prendre juste un exemple, le plasticien belge Wim Delvoye, qui s’est fait connaître dans les années 1990, disait que son atelier, c’était les pages « artisans » de l’annuaire, parce que toutes ses pièces nécessitaient une réalisation technique impeccable. Roubichou, par contraste, dit que son atelier se trouve dans les magasins de bricolage ou sur le site leboncoin.fr, où il trouve les outils et les matériaux, parfois de seconde main, pour bricoler ses pièces. Contrairement à l’ingénieur, le bricoleur ne sépare pas radicalement la conception et la production. Il a une idée vague de ce qu’il veut faire, qui va se préciser au fur et à mesure de la réalisation. Quelque chose d’inattendu se produit dans la fabrication elle-même qui a pour effet de rendre le résultat toujours plus ou moins imprévisible. Pourquoi ? Parce que, contrairement à l’ingénieur (du moins théoriquement), le bricoleur n’a pas l’entière maîtrise de tous les outils, matériaux et procédures qu’il emploie. Non pas par manque de savoir-faire (au contraire celui-ci peut être virtuose), mais par le choix effectué dès le départ de laisser la place à une certaine contingence dans ses opérations. Lévi-Strauss rappelle qu’en général, le bricoleur passe son temps à récupérer des objets ici ou là, en démontant de vieux appareils, en glanant dans la rue ou dans des brocantes, ou aujourd’hui en navigant sur des sites de seconde main. Il ne sait pas toujours à quoi ces objets seront utiles, mais il les ramasse parce que « ça peut toujours servir ». À partir de là, le bricoleur se constitue un stock hétéroclite qu’il utilisera dans la mise en œuvre de ses projets. Mais, comme ce stock résulte des hasards de la trouvaille, il est dépendant de la contingence de ses découvertes. Il « fait avec ». C’est pourquoi les objets bricolés ressemblent souvent à un assemblage d’objets et de matériaux disparates, alors que les objets produits sur le mode de l’ingénierie se reconnaissent par la fusion parfaite de chaque pièce dans le tout. Or cet assemblage peut produire des effets inattendus et esthétiques, des « heureuses surprises ». Lévi-Strauss voyait dans les procédures mises au point par les surréalistes reposant sur le « hasard objectif » des utilisations artistiques du bricolage, et il est vrai que les surréalistes ont beaucoup pratiqué la récupération, l’assemblage et le collage. Mais depuis les années 1960, cette façon de faire s’est largement répandue, notamment en France chez les Nouveaux Réalistes comme Jean Tinguely, César ou Arman, source d’inspiration lointaine mais directe de Roubichou, diplômé de la Villa Arson à Nice, où depuis quelques décennies la pédagogie cultive l’art du bricolage, à travers des professeurs comme Noël Dolla, Pascal Pinaud, ou des artistes qui y ont été plus récemment étudiants, comme Florian Pugnaire, David Raffini, Thomas Teurlai ou Vivien Roubaud, auxquels on peut rajouter des artistes qui gravitent dans cette galaxie méridionale, comme Anita Molinero ou Delphine Reist.
Roubichou partage donc avec ces artistes la pratique du bricolage et un certain goût pour le post-industriel, au sens où c’est moins la production industrielle qui l’intéresse que la récupération d’objets issus de l’industrie, comme si celle-ci ne pouvait alimenter l’imagination artistique que sous la forme de la ruine. Il détourne les objets ou machines qu’il récupère, leur donne une deuxième vie en les utilisant ou en les présentant pour leur donner une forme plus sculpturale ou picturale. Par exemple, un robot laveur de vitre, utilisé non plus avec du nettoyant, mais du cirage noir ou du pigment bleu, celui d’Yves Klein, le plus célèbre des Nouveaux Réalistes, devient un robot peintre, dont les productions aléatoires rappellent aussi bien les empreintes corporelles de Klein que les Métamatics de Tinguely (Robot Painting, Odométrie). Ce sont autant les formes produites que le processus mis en œuvre qui intéressent Roubichou. La forme est trace.

Guilhem Roubichou, vue de l’exposition personnelle Les Résurgentes à Encooore, Biarritz, détail, photo Lena Peyrard

Il en va de même dans la série Steel Acid : au départ, de simples étagères en acier, comme on les trouve chez Leroy Merlin par exemple (ou dans la pièce de Delphine Reist Étagère), sont démantibulées, assemblées en grille pour former des tableaux, sur lesquels Roubichou projette de l’acide afin de produire des formes accidentelles par corrosion, qu’il fixe ensuite, quand le résultat le satisfait, par des couches de laque et de résine. Comme Pinaud par exemple, Roubichou fait des tableaux sans peinture, sur des supports métalliques, et cherche à produire des « accidents heureux », comme il dit (une série de Pinaud se nomme d’ailleurs Accidents), ce qui arrive quand le champ de simples éclaboussures se transforme, dans le regard du spectateur, en ciel constellé d’étoiles et de nébuleuses, ou en microcosme moléculaire, mais peuvent rappeler aussi certaines peintures de John Armleder. Il s’agit toujours, chez Roubichou, d’élever un objet trivial à une dignité supérieure. De simples sacs plastiques de supermarché sont transformés, par l’effet d’un décapeur thermique, en sculptures zoomorphes animées par de simples présentoirs à bijoux (Dancing Blue Bags). Comme chez Anita Molinero, le plastique fondu et durci fascine Roubichou, qui manifeste aussi son talent pour la trouvaille dans Blazing Blue Bench : une simple rangée de sièges déformés par l’incendie d’un stade où elle se trouvait, avant d’être jetée au rebut. Ici, aucune manipulation n’est nécessaire : Roubichou s’est contenté de prélever cet objet accidenté, dont les formes abimées sont enrichies de la mémoire de l’incendie, qui les a rendues uniques.
L’art du glanage suppose un certain entraînement pour repérer des objets potentiellement intéressants, alors qu’ils peuvent croupir dans une décharge. Roubichou se compare parfois à un photographe qui sélectionne par le cadrage de son appareil des morceaux du réel, sauf que ce sont les objets eux-mêmes et non leurs images, qu’il choisit.

Guilhem Roubichou, Brise Vue, 2022, brise-vues, mousse végétale, vue de l’exposition collective Résidence Secondaire, Memento, Espace départemental d’art contemporain, Auch

Exemplaire ici est sa série des Brise vues : Roubichou a remarqué que ces palissades amovibles et bon marché, que les gens utilisent pour couvrir les grillages entourant leur jardin, afin de préserver leur intimité, s’ornaient, au fil du temps, de mousse, de végétation, de motifs qui, replacés dans le contexte artistique, acquièrent une force toute picturale. Mais ces objets banals devenus peintures ready-made véhiculent avec eux également une dimension politique non négligeable. Ils renvoient en effet à un monde rural, celui des maisons bordant les petites routes, des petites villes aux centres villes désertés, des déserts médicaux et des Gilets Jaunes, que Roubichou connaît bien pour en être issu. La récupération, le bricolage, les paysages du monde post-industriel sont des réalités quotidiennes dans ces mi-lieux modestes, comme partout ailleurs dans le monde quand le rêve de la Consommation est inaccessible, ainsi que le montre par exemple, de manière exacerbée, le documentaire Système K de Renaud Barret. Et c’est là sans doute que le travail de Roubichou se distingue le plus de ses prédécesseurs ou contemporains chez les artistes-bricoleurs.

Guilhem Roubichou, Les Cuves, 2016, vue de l’exposition Décadence, Double Séjour, Chez Franklin Azzi, Paris

D’une part, les matériaux et objets qu’il utilise sont tous issus de cette culture matérielle périurbaine qu’il affectionne et qui entre en tension avec les références artistiques qu’il mobilise, quand il en modifie la présentation ou la forme. D’autre part, la plupart de ses pièces se situent sur une frontière trouble entre le naturel et l’industriel, à l’instar de ces zones ni complètement rurales, ni totalement urbanisées, qu’il connaît bien. Domestic Biotope par exemple, mais aussi Nobility Process ou Le tas, sont des tentatives de faire pousser des plantes avec l’équivalent artificialisé de matériaux naturels (la terre devenue pain d’argile, les sédiments devenus goudron, le soleil devenu torche à UV etc.). L’odeur végétale qui imprègne les Brise vues, ou celle d’huile essentielle qui se dégage de Les Cuves, indiquent au spectateur que quelque chose de vivant essaye de survivre dans un environnement complètement dénaturalisé. Si la dimension olfactive de ses pièces est d’abord un effet incontrôlé du choix des matériaux qu’il utilise, elle n’en fait pas moins partie de sa manière d’occuper l’espace d’exposition avec des objets qui lui sont étrangers, comme une espèce invasive. L’odeur comme forme agissante du vivant dans un milieu, celui de l’art, où l’ambiance clinique du white cube impose conventionnellement une atmosphère aseptisée de laboratoire. Le rapprochement avec l’Arte povera ou avec le travail de Michel Blazy, dont Roubichou fut un temps l’assistant, paraît ici aller de soi, mais il est plus intéressant à mon avis de comparer son travail avec celui de Gustav Metzger, pionnier de l’art écologiste et qui avait fait l’objet d’une rétrospective importante au Mamac de Nice, quand Roubichou était encore étudiant à la Villa Arson, ou de Tiphaine Calmettes, jeune artiste qui semble partager avec lui un souci écologique plus marqué, en recréant des écosystèmes dans ses expositions, qui sont autant d’expériences à la limite entre l’alchimie et la sculpture. Mais Roubichou ne se définit pas comme un artiste écologiste qui dénoncerait la destruction humaine de la nature ou se livrerait à un pur éloge du vivant : sa pratique, par le choix de ses matériaux, porte en elle-même le caractère hybride des environnements périrubains qui constituent son cadre de vie. Il est ainsi remarquable de constater que le bricolage, pratique courante en art depuis longtemps, s’enrichit aujourd’hui de dimensions qui lui étaient étrangères il y a une ou deux générations, notamment dans la tradition des Nouveaux Réalistes. Longtemps associé au monde viril et industriel, au métal et à la mécanique, le bricolage, tel que Roubichou le pratique, s’étend au domaine de l’organique et prend une dimension politique qui, pour n’être pas explicite, ne travaille pas moins de l’intérieur sa production, comme une modeste pousse, cherchant à percer au travers d’un tas de goudron.

Author

Thomas Golsenne, PhD in art history, is a former resident of the Académie de France à Rome, former professor at the Beaux-Arts de Paris and at the Villa Arson in Nice. He is a senior lecturer in modern art history and visual studies at the Université de Lille. He has published various papers on ornamentality in the Renaissance or in contemporary art, on the anthropology of images, technique in contemporary art, and the monograph Carlo Crivelli et le matérialisme mystique du Quattrocento (2017). He led the Bricology Research Unit at the Villa Arson (2013-2017), during which he co-curated (with B. Blümlein and S. Tritz) the exhibition Bricologie. La souris et le perroquet (Centre National d’Art Contemporain de la Villa Arson, 2015) and co-edited Essais de bricologie (with P. Ribault, 2016). He has also co-edited a French translation of Leon Battista Alberti’s De Pictura (La peinture, 2004), La performance des images (with G. Bartholeyns, 2010), Matérialiser les désirs. Techniques votives ((with P.-O. Dittmar, P.-A. Fabre and C. Perrée, 2018), Par-delà art et artisanat (with F. Cozzolino, 2019) and Un Moyen Âge émancipateur (2021, with C. Maillet).