Mieux vaut chanter faux que tomber vers les hauteurs.
Ana Samardžija

Émiilie Franceschin, Je réside, 2012, photographie, dimensions variables
L’invitation est une photographie de femme qui nous regarde. On devine que c’est le visage de l’artiste. Le visage se veut inexpressif, mais il semble un peu triste, désappointé peut-être, comme si ses yeux nous disaient : « rendez-vous compte… ». Mais un autre œil, plus inquiétant et sans regard, se trouve au milieux de son front. Une estampille. Un tampon de la mairie de Villeneuve Tolosane, comme on lit sur le pourtour, avec au centre une figure, la Marianne sans doute. Le tampon n’est pas apposé sur l’image, mais directement sur la peau de la femme. Un tampon atteste de l’authenticité de la chose tamponnée, mais marque aussi sa provenance, certifie, autorise. Estampiller est un geste performatif par excellence : par cela, l’estampillé change de statut symbolique, gagne en existence formelle, mais perd en singularité. Le tampon sur la peau est aussi une tache d’encre qui salit, un stigmate, une verrue. La question de l’expérience que l’on fait d’un espace est au coeur des recherches d’Émilie Franceschin : comment habiter quelque part sans être assigné à un lieu, un rôle, une identité ? En février 2012, elle envoie une invitation pour une ouverture d’atelier. Elle écrit simplement : « Je réside ». Son lieu de résidence s’appelle Le Majorat et se trouve à Villeneuve-Tolosane.
Le verbe latin residere signifie « rester assis, demeurer, séjourner » 1
. Dans le contexte féodal, un résident est marqué du sceau de la contrainte : il est un « vassal ne pouvant changer de lieu d’habitation sans l’autorisation d’un seigneur ». Chez Mme de Sévigné encore, résider signifie « garder la chambre », et au XIXe siècle seulement « s’établir à demeure dans un pays étranger ». À la même époque, le terme est entouré de connotations mélioratives qui résonnent encore dans l’expréssion résidence secondaire ou résidence fermée, ce ghetto doré de nos périphéries endormies.
Qu’en est-il des résidence d’artistes ? Sont-elles des séjours paisibles, des refuges, des asiles, des prisons, des stations spatiales, des ateliers hors du monde, des ateliers au cœur du monde ?

Émilie Franceschin, Nature morte, 2012, performance
Les visiteurs de la résidence d’Emilie Franceschin ont pu assister à une action, Nature morte, qui a mené encore plus loin ces associations. Devant un ruban doré évoquant le cadre des tableaux anciens, l’artiste est assise sur un fauteuil, en petite robe verte décorée de broderies dorées. Elle s’applique le tampon officiel de la mairie sur le visage jusqu’à recouvrement. C’est un de ces tampons comportant un réservoir d’encre ; la surface d’impression se retourne sur elle-même pour se regorger d’encre et ce mouvement blesse le visage, fait palpiter le sang sous les signes officiels. Les joues, le front, les sourcils, la bouche même, tout est tamponné, irrité, souillé. Rose, mauve et noir. Puis, l’artiste plonge son visage dans une bassine remplie d’eau et le lave, comme on se lave d’une honte. Elle dépose la bassine sur le fauteuil où elle était assise et y dépose un bouquet de roses couleur chair. Elle écrit au feutre sur la bassine « nature morte », puis elle retourne les fleurs en un tête-à-queue et les laisse dans l’eau renversées, noyées.
L’atelier devient ainsi un espace allégorique. L’artiste et l’œuvre y jouent le jeu ironique d’ interchangeabilité. Le visage censé être portraituré se perd sous la marque de l’institution, mais la vie sous la peau continue à pulser. Le geste qui tamponne affirme sa souveraineté sans finalité aucune qui transforme le signe de l’ordre en un chaos de lignes abstraites. Les roses, objet symbolique humilié, viennent se substituer à l’artiste, lui permettant de se libérer de l’espace de représentation. Cet espace redevient atelier, et non plus scène, ni résidence, mais un lieu de travail, d’observation et d’accueil.
Les performances d’Émilie Franceschin mettent souvent en œuvre les gestes qui visent à renverser, dégrader, abaisser par le ridicule, le sale ou le piétinement ce qui peut être attrayant et admiré, en premier lieu le visage, le sien, mais aussi l’image des grands hommes ou encore les fleurs. Ses dessins, films ou photographies créent, eux aussi, un déplacement de perspective ou encore une indifférenciation entre le haut et le bas, le glorieux et l’infâme, l’attirance et la répulsion, la contrainte et le désir. Une photographie récente, A380, la montre au sol, à plat ventre et les bras écartés, avec un maillot blanc sur lequel on peut lire la dénomination du plus grand avion de ligne au monde. Sous son corps, le sol gris est jonché de petits nuages dessinés à la craie. Un corps de femme étalé au sol : elle ne fait pas la morte, elle fait l’avion. Le renversement comme geste d’intensification, de renforcement.
Il y a quelques années, Emilie Franceschin découvre une tentative analogue pour penser de tels rapports d’inversion dans un texte de Kant, Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, de 1763. Cette découverte l’emmène à considérer que le philosophe avait compris le plus intimement, et par anticipation, les enjeux de son travail artistique. Elle lui déclare son amour dans une lettre.
L’essai de Kant vise à présenter la nécessité et les applications possibles du concept de grandeur négative en dehors de la sphère cristalline des clartés mathématiques, à l’introduire dans les eaux plus troubles de la pensée philosophique. Les grandeurs négatives ne sont pas rien, elles ne sont pas des négations des grandeurs ; elles sont quelque chose de positif en soi, simplement opposé à une autre grandeur positive. Aucune grandeur ne peut être qualifiée de négative absolument, elle ne peut l’être que dans le rapport à une autre grandeur, à une autre force. L’attirance, par exemple, lorsqu’elle est affectée du signe « – », peut être dite attirance négative ou répulsion. L’aversion est ainsi un désir négatif, la haine est l’amour négatif, la laideur une beauté négative, la punition est une récompense négative et l’abstraction une attention négative.
Quelques décennies après ce texte kantien, Hölderlin formule une intuition proche, lorsqu’il écrit qu’il est possible de tomber vers le haut, aussi. Pour conjurer ce type de chute, la plus périlleuse sans doute, Emilie Franceschin préfère les ascensions négatives, même si elles peuvent parfois nous faire éprouver brutalement l’impénétrabilité du sol.

Émilie Franceschin, Je te l’avais dit que je m’envolerais, 2011, performance, Le Majorat, Villeneuve-Tolosane, photos Alain Cunnac
« J’ai le droit de chanter même si je ne chante pas juste », dit-elle à propos d’une performance, Je te l’avais dit que je m’envolerais, présente en mai 2011, également au Majorat. Une femme gît dans une vitrine habillée d’une splendide robe orange, robe du soir, ou robe que l’on porte à un mariage. Elle est immobile, sur le flanc gauche, les genoux légèrement repliés. Elle dort peut-être. Les yeux ouverts. Elle fait penser à un mannequin dans une boutique d’un goût douteux. Elle fait penser aux prostituées dans les vitrines. Elle fait penser à la Sainte Cécile de Stefano Maderno, sculpture de la basilique Santa Cecilia de Trastevere à Rome dont est inspirée celle de la cathédrale d’Albi. La sculpture montre le corps intact de la sainte dans sa tombe, tel qu’il avait été découvert à son ouverture : « (…) elle était couchée sur le côté droit, les genoux légèrement repliés, une étoffe de soie verte, rayée de rouge sombre, l’enveloppait tout entière et dessinait parfaitement ses lignes; sous le voile, une robe d’or, maculée de sang, brillait vaguement. En voyant cette jeune sainte, qui semblait dormir, les spectateurs furent saisis d’un profond respect». Patronne de la musique, qu’elle entendait lors de son martyre, Sainte Cécile pourrait être aussi celle de toutes les impertinentes et des insoumises. Au préfet Amalchius qui lui aurait demandé : « Ignores-tu quel est mon pouvoir ? », elle répond : « Ta puissance est semblable à une outre remplie de vent, qu’une aiguille la perce, tout ce qu’elle avait de rigidité a disparu. ». Ce dialogue légendaire peut être lu comme une démonstration, par la sainte, de sa maîtrise pratique des subtilités des grandeurs négatives et de l’utilité de celles-ci pour tous ceux dont les forces sont faibles, mais qui sont sans craintes.
La femme en orange se lève soudain, colle son visage à la vitre pour le défigurer à la façon des enfants, esquisse des gestes d’envol, devient un oiseau grotesque, sort de la vitrine, monte sur une statue de cheval à l’extérieur, se renverse sur le dos et chante, faux, « je ne regrette rien », telle une amazone sans emploi.