Entretien avec Emmanuella Stauron.

Emmanuella Stauron

Les projets d’Anna Meschiari naissent souvent à partir d’un travail de documentation, de recherche, par la consultation de livres, d’essais. Le livre est le point de départ d’une exploration mais peut être aussi un aboutissement, une fin, la forme vers laquelle elle tend pour expérimenter le pli, le papier, l’iconographie, ou tout simplement ce qu’est un livre dans sa structure, ses symboles et ses rapprochements avec le monde du textile et du code.
Pour cette 3ème édition de résidence de recherche et de création, j’ai eu le plaisir de pouvoir l’inviter pour un mois (juin 2023), au centre de documentation Bob Calle, afin de lui offrir une autre bibliothèque de travail, dans laquelle elle a pu chercher, trouver, découvrir, voyager à l’aide du tapis volant, devenu pour elle son véhicule de pensée magique.
L’entretien qui suit permet de revenir sur la pratique artistique d’Anna Meschiari et sa résidence de recherche et de création.

Anna Meschiari, Flying Carpet, 2023, Boabooks éditions, Genève, Suisse

Emmanuella Stauron : Quand Carré d’Art – Musée d’art contemporain t’a invitée en résidence artistique au centre de documentation Bob Calle, comment as-tu accueilli le projet ?
Anna Meschiari : Si l’idée d’être immergée dans un fonds documentaire aux ressources si différentes de notre bibliothèque et si spécialisé était très réjouissante, je me suis rapidement accrochée à ce qu’est une bibliothèque, ce qu’est un livre, comment il est fabriqué, comment il est conçu, j’ai essayé de réfléchir aux différentes étapes qui façonnent un livre, de façon pragmatique. Le fait d’avoir travaillé dans une imprimerie m’a certainement également influencée : le livre est pour moi aussi un projet d’impression, un travail collectif dans sa production, qui nécessite un savoir-faire spécifique – je ne pense pas seulement au contenu, mais à tout ce qui concerne sa fabrication. Cet univers industriel de production me manque beaucoup, même si je peux continuer à en avoir un aperçu pour les projets éditoriaux que nous réalisons avec RIGA, et même plus précisément aujourd’hui pour Flying Carpet. Par ailleurs, tu m’as sollicitée au moment où je faisais déjà des expérimentations en tissage et j’étais plongée dans les fils, dans les fibres, dans le pli du tissu. Forcément le pliage a tout de suite résonné entre l’univers du livre et celui du textile.

Anna Meschiari, vue de l’exposition personnelle Fibrilles, Musée départemental du Textile, Labastide-Rouairoux, 2023

E. S : Tu as déjà effectué des résidences artistiques dans le passé, comme à la Fondazione Ratti à Côme (Italie) en 2018 ou plus récemment au Musée départemental du Textile à Labastide-Rouairoux, invitée par le centre d’art Le Lait à Albi, où tu as présenté l’exposition Fibrilles. Quel lien fais-tu entre les deux dernières résidences que tu as effectuées et quelle opportunité représente cette résidence au centre de documentation de Carré d’Art – Musée dans ton parcours artistique ?
A. M : Lors de ces trois résidences, j’ai essayé d’explorer la question du code, de l’encodage, présentée sous forme d’installation in-situ dans une architecture des années 30, comme pour la résidence à la Fondazione Ratti (Crafted Augmented Reality, 2018), ou une proposition mélangeant plusieurs médiums dans une quête de la fibre comme piège d’un tout, récemment au Musée départemental du Textile (Fibrilles, 2023), ou encore dans une interrogation autour du pliage et des relations entre tissu et livre, que j’ai essayé d’explorer ici, au centre de documentation de Carré d’Art - Musée.
Par ailleurs, lors de la résidence à la Fondazione Ratti j’avais pu visiter la collection de tissus qu’Antonio Ratti avait petit à petit créée à partir de ses voyages et de ses déplacements liés au travail.
Une bibliothèque est aussi présente à la Fondazione Ratti, et il y a un peu moins d’un an la Fondazione a acquis la bibliothèque de Seth Siegelaub, plus de 9000 ouvrages, suite au don de sa collection de tissus à la même Fondazione. Le personnage de Seth Siegelaub est très présent, même en sourdine, dans cette recherche dans laquelle je crée des liens entre le livre et le tissu.

E. S : Que représente pour toi ce fonds documentaire, et plus largement le musée et son bâtiment ?
A. M : Plusieurs choses en même temps : je ne peux pas faire abstraction du poids architectural, de l’historique du lieu (emplacement d’un ancien théâtre néo-classique) et du moment pendant lequel je viens faire mes recherches, mon historique à moi. Ces trois dimensions se côtoient, elles créent un début de dialogue. Je crois que cela se retrouve forcément dans la recherche : en analysant le choix que j’ai opéré des livres, je me suis bien rendue compte qu’un lien fort existe entre l’architecture, le code, que les artistes des différents ouvrages traitent à leur façon.
Par ailleurs, l’impression de dialoguer avec ces artistes est assez forte, surtout quand on a l’opportunité de voir des œuvres de certain·es dans la collection du musée. Cela crée un aller-retour entre documentation et vraies pièces et rend les artistes plus proches de soi, autant que l’on peut des fois s’imaginer les croiser dans le bâtiment.

Anna Meschiari, Atlas, 2014, livre d’artiste, coffret avec 5 livrets, 10 exemplaires

E. S : Ton travail repose sur une pratique de la collecte d’images et de textes que tu sélectionnes. Les documents sont ensuite reproduits, multipliés, copiés, assemblés par tes soins grâce à un processus d’appropriation. C’est le cas pour tes éditions Atlas et Are We Alone?. Que recherches-tu dans ce matériel iconographique ? Ce travail permet-il d’accéder à une meilleure compréhension du monde ?
A. M : Dans ces deux projets, il s’agit de deux quêtes autour de la figure de l’Autre, d’une part d’un Autre à nombreuses représentations (Atlas) et d’autre part d’un Autre sous forme d’extraterrestre, cette fois-ci venu d’ailleurs (Are We Alone ?). La question de l’altérité est très présente. J’essaie de construire un outil, un protocole ou un système, pour pouvoir dialoguer avec cet Autre qui ne cesse de changer.
Are We Alone ? est un projet qui a donné lieu à une exposition lors de la Biennale de la Photographie de Mulhouse en 2016, dans laquelle plusieurs registres d’images — images du web, gravures du fonds ancien de la Bibliothèque de Mulhouse, numérisations de coupures de presse…— venaient dialoguer et interroger la notion de pièce à conviction. La question des archives, de leur élaboration et de leur détournement est très présente aussi dans ma recherche menée ici même, au centre de documentation.
Il y a plusieurs choses que j’essaie à chaque fois de creuser à partir du matériel iconographique, mais je pars à chaque fois comme un aveu d’échec qui met d’emblée les choses au clair : ces recherches sont juste le témoignage du passage d’un être sur terre qui essaie de créer un outil de pensée pour l’aider à comprendre ce qu’il ne peut pas comprendre autrement. Pour cela je me sens très proche du travail d’édition de Christian Boltanski. J’ai comme l’impression que ces images (dans le cas précis ici des doubles pages) si je les choisis c’est parce que je souhaite qu’elles deviennent des éléments qui m’accompagnent, qui m’entourent, un peu comme ce qu’on peut ressentir quand on est entouré de livres. En fait, j’essaie à chaque fois de me créer un répertoire de formes qui ensuite m’amène ailleurs. Pour Flying Carpet, j’y vois déjà des possibles prolongements.

E. S : Dans ce travail d’appropriation, où se situe l’artiste ?
A. M : C’est une question difficile. Dans cette recherche je travaille dès le début pour faire un livre, à partir d’un fonds précis. Je sais d’emblée que la forme finale (ou une des formes finales) sera un livre, c’est une cadre, une contrainte. Dans ce cadre précis, j’endosse plusieurs rôles, et je crois que c’est par le fait de s’approprier ces rôles qu’on peut parler d’un travail d’appropriation, et par conséquent quelque chose qui est « plusieurs » en même temps.

E. S : Quelle méthode et quel protocole de recherche as-tu appliqués ? Comment as-tu choisi les documents ? Quels critères as-tu établis pour ta sélection ?
A. M : Un prétexte, celui de l’utilisation d’un véhicule de pensée magique pour appréhender ce fonds : le tapis volant. Ce véhicule m’a permis de me mettre en condition, d’accepter d’être portée et moins diriger la recherche. Dans ce choix on retrouve des artistes auxquel·les je m’intéresse depuis longtemps, mais aussi des artistes que je ne connais pas bien et qui viennent presque se faire une place dans ce choix.
Si l’idée au début était celle d’utiliser ce tapis volant comme véhicule d’exploration, avec le temps j’ai compris que c’est un nouveau tapis volant que je voulais créer, à partir de ce choix de doubles pages de livres trouvés ici.

Anna Meschiari, Flying Carpet, 2023, Boabooks éditions, Genève, Suisse

E. S : Le tapis est lié à de nombreuses symboliques. Peux-tu nous expliquer ce qui a amené à ce choix ?
A. M : Comme je l’ai dit plus précédemment, je m’intéresse depuis quelques années au tissage, à l’encodage, au pouvoir du code dans la réalisation des choses. Mon intérêt pour le tapis s’est concrétisé en me penchant sur la question des espaces « autres », développée par Michel Foucault, dans sa conférence autour des hétérotopies. J’essaie de questionner la notion d’altérité et de façon naturelle je me suis retrouvée à réfléchir aux relations qui existent entre le livre et le tapis, comme étant l’un et l’autre de potentielles hétérotopies. La bibliothèque contient des réalités très disparates qui ne se rassemblent que dans cette architecture pensée de façon à pouvoir « naviguer » d’un livre à l’autre, d’un récit à un autre, d’un.e artiste à un.e autre. Le livre, l’élément qui constitue – de façon répétée – une/la bibliothèque est une architecture en soi, il est construit, pensé, fabriqué, autant qu’un tapis peut l’être. Ces deux objets sont codés, et ont plusieurs caractéristiques en commun : je pense forcément à cette qualité d’objet nomade, les deux voyagent, ils sont faits pour être déplacés. Ce sont donc des réalités qui ne cessent de changer de contexte, de paysage, tout en en créant un nouveau avec leur présence. Mon travail au centre de documentation était aussi celui de créer et nourrir ces déplacements, en créant une justification pour que les livres déplacés puissent intégrer un nouveau contexte – ici un nouveau livre, qui rejoindra au final la même architecture.

E. S : Que dit cette exploration documentaire sur le statut de « l’artiste-chercheur » ?
A. M : La frustration est, il me semble, l’élément central, avec lequel on doit pouvoir trouver un aménagement. Impossible d’avoir assez de temps pour consulter l’intégralité du fonds documentaire, ce n’est pas ici d’ailleurs le propos, mais enfin on a malgré tout l’impression de ne pas pouvoir creuser suffisamment en profondeur. J’ai sans cesse l’impression que la recherche ne fait que commencer, et que même si le livre qu’on publie a un début et une fin, c’est comme si celui-ci était en permanence à recommencer, et forcément ça ne serait pas du tout à chaque fois ni la même recherche, ni le même livre. Il y a cette chose ici – centre de documentation Bob Calle – pour moi, où la recherche, ou même le travail « artistique », est comme débordée par le contexte ou même l’esprit du lieu : cette sorte de faim jamais tout à fait rassasiée, qui n’est pas toujours pour me déplaire mais qui du coup floute un peu à mes yeux cette notion d’artiste-chercheur.

E. S : À partir de toutes tes recherches et tes collectes, tu as choisi d’éditer le livre d’artiste Flying Carpet, aux éditions Boabooks. Peux-tu nous raconter les étapes de cette édition ?
A. M : Il y a quelques années j’ai rencontré Izet Sheshivari, créateur des éditions Boabooks, et rapidement on a pensé à une possible collaboration. L’invitation à cette résidence a pu réveiller cette opportunité et en créer un vrai contexte et prétexte de collaboration. Izet fait un travail pointu depuis une quinzaine d’années déjà, il a un catalogue dont j’apprécie les artistes et je suis ravie qu’il ait intégré ma proposition à ses éditions. Il s’agit pour moi de la première fois que je travaille avec un éditeur, c’est très réjouissant de pouvoir échanger et pousser le travail d’édition plus loin de ce qu’on a l’habitude de faire.
Plusieurs étapes ont permis au livre d’évoluer rapidement dans sa conception mais aussi dans sa forme. Le moment de la collecte des images — des doubles pages des livres numérisées lors de la résidence au centre de documentation — a été très important, le fait de se plonger dans un fonds si riche et vaste en si peu de temps. Les décisions pour ma part se sont faites souvent la nuit, je partais du centre de documentation avec des doutes, des soucis à résoudre, et ensuite il y a la vie qui se passe à l’extérieur qui aide à prendre du recul et à réfléchir à pourquoi ou comment certaines choses doivent ou ne doivent pas se faire.
Des échanges avec Philippe, mon compagnon, viennent sillonner tout ce processus, du début à la fin.
Une première discussion avec l’éditeur, suite à la collecte des doubles pages et à une première maquette, m’a beaucoup bousculée dans des choix que je croyais arrêtés. C’est suite à cette discussion que j’ai pris conscience de l’importance d’un éditeur, du recul nécessaire qu’Izet a su amener avec quelques mots. Des discussions ont suivi et continué avec Philippe, pour cerner davantage le propos, le concept et arriver à avoir une ligne de conduite qui nous semblait proposer un projet qui allait pouvoir creuser davantage toutes ces questions de dialogue entre le livre, le textile, le pliage, la transparence,…
Flying Carpet propose un ensemble de motifs, de patterns, puisés dans les travaux des autres artistes, pour pouvoir façonner son propre tapis volant, un peu comme un catalogue ou un échantillon de formes qu’on pourrait trouver dans la bibliothèque vernaculaire de RIGA.
Entre le projet qui a évolué lors de mon séjour à Nîmes et ce qu’il est devenu au final sous forme de livre, il y a eu comme une prise de conscience qui m’a permis d’être davantage dans la matière que les autres artistes proposent. Flying Carpet est un travail de recadrage et de montage et permet à autre chose de venir en surface : le résultat d’une quête de formes à partager.

Anna Meschiari, Flying Carpet, 2023, Boabooks éditions, Genève, Suisse

E. S : Quelle forme (montage des images, format, papier, couverture,…) as-tu pensée pour ce livre d’artiste ?
A. M : Pour Flying Carpet on a tout de suite pensé à utiliser un papier très fin, qui laisse transparaître le verso des pages. C’est un jeu qui se crée entre image imprimée et image qui se lit de l’autre côté, soit on aperçoit le verso qui suggère le recto, soit on voit le recto et en tournant la page on découvre le verso. On a voulu évoquer le tapis, le dessin du tapis, qui se lit des deux côtés. Le papier très fin en crée un objet très mou, mais qui compte quand même presque 450 pages. Le fait qu’il soit mou, mais dans un format qui est facile à tenir entre les mains, évoque tout autant le tapis, cette fois-ci enroulé, un peu comme les volumen (livres enroulés), les ancêtres des codex (livres à feuilleter).
Concernant le montage des images, il nous paraissait indispensable, dès le début, de pouvoir évoquer le fait qu’un livre, avant d’être un format à feuilleter, est une suite de grandes feuilles avec un montage (l’imposition), le pliage de cette grande feuille permet au livre de devenir un objet à trois dimensions, un cahier. Ensuite les différents cahiers sont assemblés dans l’ordre. Dans Flying Carpet il y a donc 14 cahiers de 32 pages chacun. Dans l’exposition on découvre les 14 cahiers « à plat », et on peut voir comment certaines images courent sur plusieurs pages et qu’une fois les feuilles pliées, elles se retrouvent à la suite dans le livre.

E. S : Pour ce livre tu as souhaité notifier les numéros d’exemplaires des documents sources. Peux-tu nous expliquer ta démarche ?
A. M : Ce travail, cette recherche, est très ancrée au centre de documentation Bob Calle, à son historique, à son architecture interne, à mes déplacements dans ce lieu. Je ne peux pas imaginer détacher du projet les numéros qui permettent de retrouver les livres que j’ai consultés et qui ont permis cette recherche. Avec l’éditeur nous avons discuté à comment ces informations pouvaient être insérées. Nous avons voulu privilégier le travail de montage, de recadrage, de transparence, de superposition donnée par le papier très fin, donc nous avons préféré ajouter une liste vers la fin du livre selon l’ordre d’apparition, des titres des ouvrages, des auteur·ices, la côte et le numéro source de chaque livre choisi.

Entretien réalisé en 2023, à l’occasion de la résidence d’Anna Meschiari au Centre de documentation Bob Calle, Carré d’Art - Musée d’art contemporain, Nîmes

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