Socheata Aing.

Horya Makhlouf

Socheata Aing a pratiqué la peinture pendant ses trois années passées à l’école des Beaux-Arts de Bordeaux. À Toulouse, dont elle sort diplômée en 2019, elle découvre la performance et quitte pour de bon ses pinceaux. Avec son corps désormais, elle explore les rapports qu’elle entretient aux images en incarnant leurs mouvements et leur portée symbolique. Les gestes qu’elle exécute devant le public sont cathartiques. Ils tiennent du conte et de l’Histoire avec un grand H, sont teintés de rires et de larmes, d’intime et de collectif : de la tragédie grecque au sens pur !

À La Cuisine de Nègrepelisse en 2018, elle explore pour la première fois le champ des possibles de la discipline. La performance est performative, littéralement ; avec elle, elle se met à Lâcher prise - c’est le titre qu’elle donne à son action. Devant une foule intriguée, soudainement projetée dans l’intimité d’une anonyme, elle présente un autel peuplé de photographies par dizaines. Une par une, elle les prend et raconte, aux inconnu·e·s rassemblé·e·s autour d’elle, l’histoire de sa famille par l’anecdote, le sourire d’une de ses sœurs, le lieu ici visité ensemble ; elle pose un nom sur des visages toujours chéris par elle, d’abord étrangers pour les autres, bientôt devenus sacrés pour tou·te·s. Et puis, délicatement, dans le bac de Javel posé devant elle, elle les lave, une par une, jusqu’à retrouver le blanc mat et neutre du papier photo. Les couleurs se liquéfient jusqu’à fondre complètement, les sourires se noient, les yeux disparaissent. Comment ose-t-elle ? L’apparente profanation se fait dans la douceur la plus extrême. L’image figée d’instants passés à jamais a disparu dans les ondoiements de l’eau trouble ; que reste-t-il du souvenir ? S’est-il enfumé avec son support ?

Lâcher prise, 2018, performance, La Cuisine centre d’art et de design, Nègrepelisse, France, with the research group AC/DC isdaT, detail

Socheata Aing entretient avec les photographies – qui ont toujours surpeuplé les murs de chez elle – un rapport ambigu. Elles sont une béquille pour la mémoire, un interrupteur pour réactiver les histoires et un rempart contre l’oubli de leurs personnages. Elles sont le corps physique et immobile de souvenirs incapables de fixité. Elles rallument en vérité ce qui, sans elles, aurait bougé. Mais voilà, Socheata Aing préfère le mouvement, le lâcher prise et l’acceptation des p’tits trous de mémoire, des p’tits trous de mémoire qui forcent à se rappeler autrement et donnent une nouvelle vie à celles révolues pour toujours. Les p’tits trous qu’elle poinçonne dans un nouveau stock de photographies personnelles en 2021 sont transformés en confettis, puis encadrés. Le manque devient fête. La nostalgie se transforme en joie. Elle vibre des couleurs et des petits bouts à recomposer avec ses propres images mentales. Et le deuil, d’ordinaire solitaire et caché, de sortir au grand jour et de se partager.

Pudique et sensible, Socheata Aing a trouvé dans la performance et l’effort physique qu’elle y déploie une manière active et collective de communier, des rituels à partager. Avec des clés trouvées aux objets perdus, elle confectionne les parures de Nwé Edenwé (2019) – à lire à haute voix pour saisir
le sens de cette formule magique. Les milliers de sésames de foyers anonymes, tombés de poches d’inconnus et jamais réclamés, sont portés comme des fardeaux dont les quatre performeurs réunis ne se délivrent qu’après une éprouvante chorégraphie.

S’occuper de ses oignons, 2019, participative performance, as part of the 23rd International Encounters Traverse. Art is to do, Prep’art, Toulouse, France, 2021, photo Adrien Canto

Le personnel pénètre la sphère publique sans fracas mais avec une rare intensité quand elle choisit de S’occuper de ses oignons (2019) en en coupant dix kilos pendant une heure et demie et qu’elle invite le public à l’aider. Les larmes provoquées par le souffre contenu dans les bulbes ont tôt fait d’être remplacées par des larmes venues du cœur. Le discret reniflement du début monte crescendo jusqu’aux gros sanglots, devant tout le monde, sans gêne. Les oignons sont une excuse et un rempart contre la honte de pleurer aux yeux du monde. Malaise ou empathie, c’est selon. On prend pourtant le couteau et on coupe à son tour, à côté de l’artiste en pleine catharsis, jusqu’à venir à bout de la pile de légumes et de chagrins. Les larmes collectives remplacent les câlins de réconfort. Les raisons du spleen ne seront pas dites à haute voix ; on les engloutira, ensemble, dans la soupe aux oignons qu’elles auront assaisonnée.

Les p’tits gestes, les p’tits gestes de Socheata Aing prennent pour point de départ ces histoires hautement personnelles, ces colères, ces tristesses ou ces joies, avec lesquelles on lutte à titre individuel et qu’on ne partage qu’avec celles et ceux qui ont pénétré notre cercle de confiance,
ou jamais. Les larmes sont précieuses, plus jamais honteuses. L’artiste en fait des bijoux, parures à ventouses pour les yeux et à poser sur des lunettes. En forme de gouttes, de perles, de diamants, de sang ou de bonbons, elles sont larmes de crocodile ou de rire, chaudes ou salées, se cachent dans la voix ou aux yeux… Il y a mille et une manières de Porter ses larmes (2020-2021), de lier l’intime et le public, l’empathie et l’action, pour arriver au « bien-être » que l’artiste tente d’atteindre coûte que coûte.

Rester zen, 2022, performance, les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse, Toulouse, France, photo Adrien Canto

Les performances de Socheata Aing pansent les âmes et les images. Elles sont une manière de prendre soin d’elle et des autres. De ces petits bouddhas, par exemple, synonymes de bien-être – titre qu’elle donne à une performance de 2018 – et de zen, qu’elle et nous trouvons dans le commerce, sans complexe. Une tête en pierre pour le jardin, une en céramique pour le salon. Décapités, parfois évidés, on met dans l’image la plus précieuse de la religion bouddhiste une bougie ou un bâton d’encens,
pour « donner une atmosphère zen et détendue à son intérieur » ou « des saveurs d’Asie ». L’artiste se saisit, ici encore, de l’image et de ses possibles. Elle fait rouler de son pied une lourde tête de Bouddha en ciment, accompagnant son geste de citations de slogans publicitaires promouvant les bienfaits psychologiques d’un tel décor. Colère. Elle collectionne les images de ces petits morceaux de zen produits en quantité industrielle, à un rythme effréné et à la chaîne, mais surtout dans l’apparent déni que ces sculptures, dans un « intérieur bouddhique » authentique, seraient une profanation ultime si elles venaient à être posées par terre ou présentées sans leur corps. Alors, dans cette modalité-ci de rapport à l’image, la performeuse pose son poinçon et convoque les mots et l’argile. Elle redonne corps aux petits bouddhas amputés ou transformés en nains de jardin.

Socheata Aing répare, avec toute la douceur et la minutie dont elle est capable, l’offense invisible et ordinaire. Elle profane la profanation, comme elle avait profané le sacré, remettant ainsi en jeu les dispositifs dans lesquels s’inscrivent les images, de quelque bord qu’elles soient issues et dans quelque forme qu’elles s’incarnent. À travers ses images en mouvement, Socheata Aing s’émancipe et donne à ses publics les outils pour y arriver à leur tour. Il faut arracher aux dispositifs (à tous les dispositifs) la possibilité d’usage qu’ils ont capturé. La profanation de l’improfanable est la tâche politique de la génération qui vient., conclut Giorgio Agamben (Profanations, 2005).

Text by Horya Makhlouf, 2021, commissioned by the Maison des arts Georges et Claude Pompidou, Cajarc, as part of the Horizons programme, in partnership with isdaT, Toulouse, MO.CO ÉSBA, Montpellier, ÉSBAN, Nîmes and ÉSAD Pyrénées, Pau and Tarbes.

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