Elsa Brès, Canal Royal
Victorine Grataloup
Le cartographe de Sweat (2020) n’est pas le premier personnage d’Elsa Brès à sembler s’enliser dans l’exercice de la mesure d’un territoire, dans la collecte et l’inventaire. Son premier film, Stella 50.4N1.5E (2016), donnait à voir une étrange chercheuse s’abimant dans une forme d’enquête similaire dans le Pas-de-Calais. Chacun des deux films a d’ailleurs pour premières paroles un décompte solitaire – « cent vingt-cinq centimètres » ici, « dix, onze, douze, treize » là.
Cependant Sweat, à la différence de Stella, va rapidement se détourner de ce personnage initial – qui renvoie à Guillaume de L’Isle, auteur de la première carte détaillée du fleuve Mississippi au XVIIIe siècle ; mais aussi, de façon plus détournée, à Harold Fisk dont on aperçoit la très belle carte de 1944 avant qu’elle ne soit piétinée par un chien, et par extension peut-être à toute figure pouvant symboliquement être associée aux formes modernes de contrôle et de maîtrise du sol. Le film va suivre un autre cours, celui du fleuve, dont le flux continu s’accompagnera paradoxalement d’une écriture fragmentaire, polyphonique et interspéciste. Les infrastructures pétrolières en toile de fond contrastent avec l’oisiveté relative des individus que nous croiserons – des pêcheurs, deux femmes mettant en eau une modélisation du Mississippi, un jeune homme explorant une habitation à moitié en ruine, des noctambules sur un bateau – et qui donnent au film son rythme et sa langueur, que vient rompre un alligator en nous faisant prestement plonger avec lui dans les eaux sombres de la séquence centrale. A ce plan subjectif répond la séquence de fin, dans laquelle on entend une voix raconter de façon « pas du tout scientifique » comment les saumons remontent le courant des rivières pour se reproduire, comment les « bébés » en viennent à « manger leurs parents morts. » Sweat se formule ainsi comme un plaidoyer pour « l’anthropomorphisme contre l’anthropocentrisme » pour reprendre les mots de la philosophe Émilie Hache, qui souligne que « l’accusation d’anthropomorphisme appartient au partage moderne dans lequel toute interaction entre humains et non-humains est une projection. […] Se mettre à la place de, au sens construit ici d’une obligation d’apprentissage – biologique, éthologique, politique – peut devenir une contrainte morale intéressante si l’on entend par là faire de la place à un tiers, faire de la place à d’autres points de vue. »1
Ce parti pris est aussi celui d’Andrea 1420 (2018), roman-photo très politique aux résonnances émeutières terminé alors que commençait le mouvement des Gilets jaunes. On y retrouve le goût du fragmentaire et du fugitif rendant impossible toute lecture unidimensionnelle : par des textes de nature très diverses et des photographies prises par caméra de chasse infrarouge, on y suit de 2014 à 2025 une harde de cochongliers des Cévennes dont on apprend qu’elle a « repris le territoire » d’un chantier de lotissement abandonné avant de braquer le musée de la Philharmonie de Paris pour en faire disparaître la plus ancienne corne de chasse des collections. Non sans lien avec le cinéma, le medium du roman-photo – historiquement déconsidéré en raison de son lectorat essentiellement féminin et populaire – est ici investi comme un lieu d’expérimentation, prélude à un film à venir.