Dé-paysages, une machine philosophique.

Lise Ott

S’il faut bien concéder à l’étrange objet qu’Audrey Martin a dénommé Dé-paysages (2013), l’absence, à première vue, d’une qualité esthétique en accord avec les normes usuelles de l’Art, c’est qu’en réalité l’oeuvre d’art, en l’affaire, n’est pas celle que l’on croit.

Une fois constatée l’immédiateté de ce qui est cliniquement donné à voir – un flacon gradué et un caisson figurant un écran, le tout disposé sur un socle – il est de premier abord loisible d’envisager l’ensemble du dispositif comme l’émanation d’un art de laboratoire hérité de la Renaissance et aujourd’hui de plus en plus éprouvé – maintes expositions croisant art et science étant là pour en témoigner. Mais là où se démontre le mécanisme (la solution chimique déposée dans le flacon ayant pour fonction de décomposer l’image placée dans le caisson en 45 minutes de temps), n’est pas le lieu de l’Art. Il n’en est que l’apparat académique, aussi subtil soit-il.

Il y a dans l’oeuvre d’Audrey Martin une constante affirmée dans une poétique des ruines s’intéressant aux phénomènes cosmiques, ainsi qu’à leurs outils d’observation, qui confine à la science-fiction. MK2 #1 (2012) propose ainsi un ballon-sonde recouvert de feuilles d’or et arrimé au sol, dont elle expose ensuite l’effondrement dans MK2 #2 (2013), comme une irrémédiable perte de repères. Global damages (2013) expose une série de cartes postales retranscrivant des simulations de catastrophes naturelles dues à l’impact d’un météorite sur la terre, comme une Odyssée en prévisions météorologiques. Pour Dé-paysages, on saute de plain-pied dans l’imaginaire d’un voyage De la Terre à la Lune digne de Jules Verne – l’image figurant dans le caisson provenant des Aventures fantastiques du baron de Münchhausen, une perle rare de la cinématographie allemande signé Josef Von Baky en 1943 pour célébrer les 25 ans du studio UFA. Le capitaine Münchhausen, d’aristocratique ascendance, fut surnommé « baron de crac », pour avoir imaginé son alunissage chevauchant un boulet de canon, tout comme Cyrano de Bergerac avait conçu un semblable exercice sous l’effet ascensionnel d’une ceinture magique pourvue de fioles de rosée. Loin d’interrompre la série de récits égrenant les projections mentales que beaucoup de terriens entretiennent avec le cinquième plus grand satellite du système solaire, les images des premiers pas de Neil Amstrong en 1969, pas plus tôt parvenues, furent créditées d’un soupçon d’irréalité pour avoir, crut-on, entièrement été tournées en studio.

Les « cracs » ont la vie dure, et c’est bien cela qui fait leur qualité esthétique. Le paysage lunaire, dont Audrey Martin, emprunte la représentation au film de Von Baky, n’offre-t-il pas l’image la plus mentalement réelle d’un rêve hors-sol ? N’est-il pas en soi la métaphore d’une dérive du regard, où s’exprime le désir, sorte de pulsion scopique à l’appréhension de l’espace, dont tout paysage offre la figuration ? Au vrai, la lune de Münchhausen, cela pourrait être pour le coup la montagne Sainte-Victoire de tout rêveur intersidéral : Cézanne reprenant le métier sur le motif plus de quatre-vingt fois, ayant eu ces mots prémonitoires pour la pièce d’Audrey Martin : « au lieu de sa tasser, elle s’évapore, se fluidise. Elle participe toute bleutée à la respiration ambiante de l’air ».

Dé-paysages, ainsi, relève du répertoire de ces « images-flux », aptes à créer ce nouveau travail de l’imagination dont Christine Buci-Glucksmann analyse les effets dans Esthétique de l’éphémère. En 45 minutes de temps de décomposition, la lune de Münchhausen s’évapore progressivement, donnant à voir un historique des paysages aussi défigurés qu’abstraits, aussi luminescents qu’incendiés, aussi lyriques que constructivistes (la dernière image donnant à visualiser la représentation sublimée d’un carré blanc sur fond blanc). L’oeuvre d’art, en la sorte, est dans l’expérience de ce passage du temps, sensoriel et cognitif à la fois, autant de fois répété que ce qu’il y a d’images à disposition. De performance en temps réel – l’oeuvre se tient à demi entre mise en scène et chorégraphie de la ruine – elle a le statut de ces anamnèses ressuscitant l’éveil d’un passage au travers des apparences. Une machine à remonter le temps pour mieux en percevoir la fuite et l’éblouissant voyage spatial, en des formes qui ne sont, selon le mot d’Héraclite, jamais baignées deux fois dans le même fleuve. L’oeuvre d’art est ici un précipité philosophique de notre insatiable rapport au temps, et de notre jouissance à en découdre avec lui.